C'est
mon goût pour les musiques orientales qui m'a amené à découvrir Le
Prince Igor d'Alexandre Borodine. Je découvrais
alors la musique classique, vaste étendue lyrique à mes oreilles
inconnues. La musique russe éveillait chez moi une effusion de
sentiments. La musique symphonique de Rimski-Korsakov m'enivrait
avec ses parfums d'Orient et ses arabesques soyeuses. Les tourments
de Tchaikovsky étaient les miens. Pouvait-on trouver
une œuvre plus impétueuse, plus orageuse, que sa symphonie n°4 ?
Et que dire de Rachmaninov, dont les envolées lyriques
me bouleversaient ? Ses deux trios élégiaques pour piano, violon et
violoncelle m'étreignent le cœur à chaque écoute. Alors
que l'île des morts, poème symphonique d'une tristesse
abyssale, m'hypnotise par sa beauté morbide. Cette musique avait
sur moi une telle emprise, que je me souviens avoir fait un jour un
rêve extraordinaire, un de ceux qui vous marquent toute votre vie.
J'étais
entré par effraction dans un vieux cinéma, sans avoir acheté de
billet, je pensais y voir un vieux film, mais à ma surprise, c'est à
un concert de musique classique que j'eus droit.
J'entends
déjà la musique, étrangement, je ne vois pas d'orchestre. Un
artiste est sur scène, seul et muni d'un fusain, dessine sur
une toile de peintre posée sur un chevalet, ce que la musique lui
inspire. Entre lui et moi s'ouvre un horizon fabuleux, dans lequel
personne ne pouvait s'interposer.
Je l'observe attentivement. Je suis vraiment subjugué, fasciné par cet artiste. Et d'un coup, me voilà subitement projeté à ses côtés ! Je pouvais le toucher, c'était magique ! Les rêves ont la faculté de passer du coq à l'âne, en apparence du moins, car à y regarder de plus près, pour peu qu'on prenne le temps de les comprendre, ils sont le plus souvent d'une limpidité effrayante. Cet artiste m'avait choisi, moi, pour me faire partager l'intimité de son travail, et c'est bien aux mystères de la création que j'avais le privilège d'assister.
Je m'immisce sans crier gare dans ce que je pensais être les arcanes de la création. Je percevais comment au fil des coups de fusain, la toile s'animait, prenait vie, comment le dessin prenait forme, baigné par une musique toujours plus prégnante. C'était comme si l'artiste avait voulu me dire des choses, me faire passer un message. Chose étrange, je n'arrivais pas à visualiser le tableau, et ce que je prenais pour un fusain était en fait un bâtonnet d'encens.
Je découvrais néanmoins que les intentions de l'artiste étaient de créer une toile immense, recouvrant toute la salle de cinéma ! Mais cette toile semblait fictive, je ne la voyais pas. Elle se matérialise et prend subitement corps, juste à l'endroit où je me trouvais. Voilà, l'artiste semble avoir terminé son œuvre. À ma surprise, il déchire un coin de la toile, l'emballe dans du papier cellophane, et m'en fait don sans que je ne m'y attende. Je suis touché par le geste de cet homme qui m'offre ce qu'il a de plus précieux en lui : un bout de son âme. Le voilà qui s'éclipse et la musique reprend le dessus.
Le concert va réellement commencer, et je n'ai toujours pas de billet ! Je ne peux décrire, à ce moment-là, le sentiment de plénitude qui m'envahissait. Je reconnaissais instantanément l'air. L'île des morts de Sergueï Rachmaninov. C'était inouï, je percevais la musique dans toutes ses lignes mélodiques !
Je ne suis pas musicien, je n'ai d'ailleurs jamais rien compris au solfège, les cours de musique étaient pour moi un vrai supplice. Je récitais mes gammes par cœur, parce que j'étais incapable de lire les notes, ces croches, doubles croches, pour moi, c'était du charabia. Au grand désespoir de mon professeur, qui voyait bien qu'il n'allait malheureusement rien tirer d'un olibrius comme moi.
Je l'observe attentivement. Je suis vraiment subjugué, fasciné par cet artiste. Et d'un coup, me voilà subitement projeté à ses côtés ! Je pouvais le toucher, c'était magique ! Les rêves ont la faculté de passer du coq à l'âne, en apparence du moins, car à y regarder de plus près, pour peu qu'on prenne le temps de les comprendre, ils sont le plus souvent d'une limpidité effrayante. Cet artiste m'avait choisi, moi, pour me faire partager l'intimité de son travail, et c'est bien aux mystères de la création que j'avais le privilège d'assister.
Je m'immisce sans crier gare dans ce que je pensais être les arcanes de la création. Je percevais comment au fil des coups de fusain, la toile s'animait, prenait vie, comment le dessin prenait forme, baigné par une musique toujours plus prégnante. C'était comme si l'artiste avait voulu me dire des choses, me faire passer un message. Chose étrange, je n'arrivais pas à visualiser le tableau, et ce que je prenais pour un fusain était en fait un bâtonnet d'encens.
Je découvrais néanmoins que les intentions de l'artiste étaient de créer une toile immense, recouvrant toute la salle de cinéma ! Mais cette toile semblait fictive, je ne la voyais pas. Elle se matérialise et prend subitement corps, juste à l'endroit où je me trouvais. Voilà, l'artiste semble avoir terminé son œuvre. À ma surprise, il déchire un coin de la toile, l'emballe dans du papier cellophane, et m'en fait don sans que je ne m'y attende. Je suis touché par le geste de cet homme qui m'offre ce qu'il a de plus précieux en lui : un bout de son âme. Le voilà qui s'éclipse et la musique reprend le dessus.
Le concert va réellement commencer, et je n'ai toujours pas de billet ! Je ne peux décrire, à ce moment-là, le sentiment de plénitude qui m'envahissait. Je reconnaissais instantanément l'air. L'île des morts de Sergueï Rachmaninov. C'était inouï, je percevais la musique dans toutes ses lignes mélodiques !
Je ne suis pas musicien, je n'ai d'ailleurs jamais rien compris au solfège, les cours de musique étaient pour moi un vrai supplice. Je récitais mes gammes par cœur, parce que j'étais incapable de lire les notes, ces croches, doubles croches, pour moi, c'était du charabia. Au grand désespoir de mon professeur, qui voyait bien qu'il n'allait malheureusement rien tirer d'un olibrius comme moi.
Et
là, dans mon rêve, mon cerveau restitue de mémoire, une œuvre
symphonique entière, presque à la note près ! Je sais que les
sceptiques pourront penser que j'exagère un peu, pourtant, cette
chose inouïe a été possible, je ne sais comment. C'est comme si la
musique de Rachmaninov, tel un tsunami, s'était
engouffrée par tous les interstices de ma peau, avait dévalé et inondé tous mes sens, pour prendre possession de moi.
Mon cerveau m'a insufflé une énergie créatrice, capable de moduler une direction d'orchestre à la mesure d'un maestro… Avec en prime, un sentiment de plénitude, de force extraordinaire.
Mon cerveau m'a insufflé une énergie créatrice, capable de moduler une direction d'orchestre à la mesure d'un maestro… Avec en prime, un sentiment de plénitude, de force extraordinaire.
Mais
je reviens un instant à mon rêve.
J'écoute
donc avec une prodigieuse attention cette musique si belle et si
triste. Je n'ai toujours pas de billet, mais l'envie est trop forte,
je m'installe dans un fauteuil.
La
tension dramatique de cette œuvre me rentre par tous les pores de ma
peau. Mais déjà un contrôleur, tel un pitbull, se pointe dans ma
direction. Il veut voir mon billet. Paniqué, je prétexte une envie
pressante ! Seulement le subterfuge ne marche pas. En désespoir de cause, je lui montre le petit bout de toile que l'artiste m'avait
généreusement offert, je pensais qu'il pouvait me servir de
passe-droit, de laissez-passer. Mais le contrôleur découvre la
supercherie ! Je suis fichu !
Faut que je me barre au plus vite, ça sent le vinaigre pour moi ! Je me dirige droit vers la sortie. Gardée par un colosse à la gueule patibulaire. Il a tout de suite pigé que je voulais me faire la malle sans payer. Je lui rentre dans le lard, et j'essaye de m'enfuir à toutes jambes. Contre Mister T. c'est peine perdue ! Il m'agrippe, m'empoigne, me traîne dans une pièce vide. Je sens que je vais passer un sale quart d'heure. Une nouvelle fois, j'essaye de m'extirper, de me libérer. En vain. Cet abruti ne me lâche plus. Allons allons qu'il me dit, ne vous énervez pas comme ça. Allez, suivez-moi !
Faut que je me barre au plus vite, ça sent le vinaigre pour moi ! Je me dirige droit vers la sortie. Gardée par un colosse à la gueule patibulaire. Il a tout de suite pigé que je voulais me faire la malle sans payer. Je lui rentre dans le lard, et j'essaye de m'enfuir à toutes jambes. Contre Mister T. c'est peine perdue ! Il m'agrippe, m'empoigne, me traîne dans une pièce vide. Je sens que je vais passer un sale quart d'heure. Une nouvelle fois, j'essaye de m'extirper, de me libérer. En vain. Cet abruti ne me lâche plus. Allons allons qu'il me dit, ne vous énervez pas comme ça. Allez, suivez-moi !
Et
moi : non, je ne veux pas, je ne veux pas ! Laissez-moi !
Et dans un élan de détresse absolu : je vous en supplie, ne me faites pas payer !
Et dans un élan de détresse absolu : je vous en supplie, ne me faites pas payer !
Certains
rêves frappent par leur vitalité et l'incroyable sentiment de
force qu'ils vous laissent au réveil. Je me souviens que ce rêve
m'avait obsédé des semaines durant. J'étais, à cette époque,
très versé dans le monde onirique et ses symboles. Je pressentais
combien ce monde souterrain, paré de sa plus mystérieuse logique,
pouvait conduire à une meilleure connaissance de soi-même.
Je lisais Freud et Jung surtout. La possibilité d'un inconscient collectif m'avait ouvert des nouveaux horizons. Je parcourais avec une curiosité grandissante les travaux de Mircea Eliade sur les mythes et les rites initiatiques. Je remarquais que certains de mes rêves, par leur structure, leur symbolisme, présentaient une étrange similitude avec certains mythes évoqués par Mircea Eliade, comme si nos rêves suivaient un schéma architectural primitif, et que nous y étions inconsciemment soumis. Ces rites d'initiation qui se manifestent le plus souvent par la mise en scène d'une mort symbolique, suivie d'une résurrection, répondent à un besoin fondamental de renouvellement. Comme si nous avions besoin, pour vivre, de réparer, raffermir, sanctifier un monde sujet à la contingence et aux vicissitudes du temps. Mais justement, n'est-ce pas là une des fonctions du rêve que de nous amener à affronter chaque jour avec un esprit neuf, revigoré par un sommeil réparateur ?
Je lisais Freud et Jung surtout. La possibilité d'un inconscient collectif m'avait ouvert des nouveaux horizons. Je parcourais avec une curiosité grandissante les travaux de Mircea Eliade sur les mythes et les rites initiatiques. Je remarquais que certains de mes rêves, par leur structure, leur symbolisme, présentaient une étrange similitude avec certains mythes évoqués par Mircea Eliade, comme si nos rêves suivaient un schéma architectural primitif, et que nous y étions inconsciemment soumis. Ces rites d'initiation qui se manifestent le plus souvent par la mise en scène d'une mort symbolique, suivie d'une résurrection, répondent à un besoin fondamental de renouvellement. Comme si nous avions besoin, pour vivre, de réparer, raffermir, sanctifier un monde sujet à la contingence et aux vicissitudes du temps. Mais justement, n'est-ce pas là une des fonctions du rêve que de nous amener à affronter chaque jour avec un esprit neuf, revigoré par un sommeil réparateur ?
Je noircissais
des cahiers de mes escapades nocturnes. J'avais toujours près de
moi, bloc-notes et crayon, prêt à coucher sur papier ces histoires
sans queue ni tête. Dès que je me réveillais la nuit, je
notais, dans les brumes d'un demi-sommeil, tous les détails du rêve,
ses intrigues, ses dialogues parfois surréalistes. Le moindre détail
ayant son importance, je notais absolument tout, du moins tout ce
dont je me souvenais. La chose était aisée, parce que je gardais
miraculeusement en mémoire la trace de mes rêves.
Mais
ce rêve-là m'avait tant impressionné, obsédé, interpellé, qu'il
m'a littéralement épuisé en essayant d'en saisir le sens. Ce que je crois en avoir compris s'est imposé à moi sous la forme d'une
révélation.
Comment
ne pas comprendre que le spectacle auquel j'assistais, ce
qui se jouait sur scène, n'était pas un spectacle ordinaire.
J'étais ce spectateur
privilégié, et tel un Narcisse qui s'ignorait, je me contemplais,
et voyais sur scène mes aspirations artistiques prendre
forme.
C'était un peu de mon âme qui trouvait là un moyen de se révéler. Mise à nu, comme exposée devant moi sur un plateau, elle prenait les traits de cet artiste à la fois peintre et gourou. De fait, j'assistais, hypnotisé, au spectacle et à l'accomplissement de ma propre spiritualité, et la musique de Rachmaninov en était la singulière expression. Tel un Chaman jonglant avec les esprits, j'étais moi-même devenu chef d'orchestre, jouant avec les notes et possédé par une musique qui s'enracinait en moi.
C'était un peu de mon âme qui trouvait là un moyen de se révéler. Mise à nu, comme exposée devant moi sur un plateau, elle prenait les traits de cet artiste à la fois peintre et gourou. De fait, j'assistais, hypnotisé, au spectacle et à l'accomplissement de ma propre spiritualité, et la musique de Rachmaninov en était la singulière expression. Tel un Chaman jonglant avec les esprits, j'étais moi-même devenu chef d'orchestre, jouant avec les notes et possédé par une musique qui s'enracinait en moi.
Que
le lecteur me pardonne de m'être un instant éloigné du Prince
Igor pour avoir abordé une expérience onirique
personnelle. Mais j'ai voulu jeter un œil sur les motivations
qui me font tant aimer la musique russe et comprendre pourquoi elle
éveille en moi les émotions les plus fortes.
Et il
est grand temps pour moi de dire enfin quelques mots sur l'opéra
de Borodine !
Le Prince Igor est le seul opéra écrit par Alexandre Porfirievitch Borodine. Partagée entre médecine et chimie, sa vie ne lui laissait en effet guère le temps de s'adonner à la composition. Sans compter, qu'aux dires de ses amis, il fallait le pousser un peu pour qu'il mette à profit ses talents de compositeur...
Pour
autant, Borodine avait non seulement des talents de
musicien (il jouait lui-même de la flûte, du piano et du
violoncelle), mais un merveilleux don pour la mélodie. Franz
Liszt lui-même, qu'il rencontra plusieurs fois au cours de
son existence, sera un des premiers à reconnaître l'originalité et
la finesse de ses œuvres. Il saura aussi trouver les mots
justes pour lui prodiguer conseils et encouragements.
Autodidacte,
Borodine se qualifiait
lui-même comme un «simple
musicien du dimanche».
Ses activités de chimiste à l'Académie Militaire
de Saint-Pétersbourg,
ainsi que son implication dans de nombreuses sociétés de
bienfaisance, accaparent toute son attention. D'où le temps
exorbitant qu'il consacrait à certaines de ses œuvres…
Pas moins de 6 ans pour le compte de sa deuxième symphonie, et pour
son opéra, le Prince
Igor, près
de… 18 ans ! Et encore, ce ne fut pas assez, puisque
terrassé à 53 ans par une attaque, en faisant le pitre dans un bal
costumé, Borodine laissa
à sa mort, son opéra inachevé. C'est Rimsky-Korsakov,
aidé par le tout jeune Alexandre Glazounov,
qui se sont mis à l'œuvre pour orchestrer, réécrire, compléter,
en un mot, parachever cette fresque épique à la gloire de
l'ancienne Russie.
L'effervescence
culturelle et le développement des arts en Russie, au milieu du 19e
siècle, traduisent l'irrésistible ascension de la culture russe
sous toutes ses formes. Car jusqu'à cette époque, c'est la musique
européenne, plus précisément italienne, qui avait toutes les
faveurs des salons aristocratiques en Russie. Ainsi, les œuvres
de Locatelli, Cimarosa ou Galuppi,
avaient-elles un succès auprès de la cour du Tsar. La seule musique
russe se cantonnait dans les traditions orales des chants paysans.
Mais le début du 19e siècle marque un tournant dans la volonté de
se démarquer de la culture occidentale. Cette soudaine ébullition
artistique semble répondre au besoin de faire resurgir du passé les
caractéristiques de l'âme russe, de s'approprier
ce qui en fait toute la saveur et la noblesse.
Dans
le domaine musical, un petit groupe de cinq musiciens composé
de Rimsky-Korsakov, Modest Moussorgsky, César
Cui, Mily Balakirev et d'Alexandre
Borodine, s'attelle à raviver le patrimoine folklorique russe,
à faire revivre contes, mélodies et chansons populaires, et à
puiser dans le terreau slave, ce qui fait le ferment et la fierté du
pays. Ils concourent, de par leur activité, à l'élaboration d'une
véritable culture nationale.
Ainsi,
l'histoire du Prince Igor devient le symbole d'une
épopée exaltant les vertus de l'héroïsme, et retranscrit, dans son
exaltation, la fierté de l'âme russe. L'opéra se plonge dans la
Russie médiévale, au temps des guerres féodales qui ont émaillé
le pays, au 13e siècle. Kiev en était alors la
capitale, et la rivalité entre princes et grands ducs concourait
à l'émiettement du pouvoir en place. En 1185, Igor
Sviatoslavitch, prince de Novgorod-Severski,
affronte les Polovtsiens, nomades turcs, et guerriers
intrépides, emmenés par leur chef et Khan, Kontchak.
L'histoire retiendra la défaite d'Igor face
aux Polovtsiens. Fait prisonnier, il réussit néanmoins
à se libérer et rentre à Novgorod-Severeski dans
un premier temps, avant de rejoindre le grand
Prince Sviatoslav à Kiev.
C'est
justement de cet affrontement historique
entre Igor Sviatoslavitch et
les Polovtsiens que
s'inspire Borodine pour
écrire son opéra. De fait, il faut bien reconnaître que, loin de
présenter un fait d'arme prestigieux propre à honorer l'histoire et
la mémoire de la Patrie, l'auteur met bel et bien au premier plan,
au cœur de son ouvrage, une défaite historique...
Mais
ce n'est peut-être pas un hasard si Alexandre
Borodine s'intéresse de près à cette période trouble, où
la Russie kiévienne, en proie à d'incessantes luttes
intestines entre princes, perd peu à peu de son autorité. Le
pouvoir du Tsar au 19 e siècle semble, lui aussi, perdre de sa
superbe. Son autorité, de plus en plus contestée, fait émerger des
failles dangereuses pour le régime, qui se maintient, malgré tout,
par une répression exacerbée. Les révoltes paysannes, qui mettent
à mal l'autorité du Tsar, soumettent le pays au
désordre et aux troubles. Anarchistes et nihilistes sèment le
chaos, des attentats se perpétuent, et ce climat de défiance envers
l'autorité suprême trouve son point d'orgue dans l'assassinat
du Tsar Alexandre II, en 1881, par un groupe
d'anarchistes.
Peut-être,
ce climat délétère où les rênes du pouvoir semblent se déliter,
s'effriter, trouvera comme un écho dans les terres lointaines
de la Rus' de Kiev, et
poussera Borodine à s'immiscer corps et âme
dans cette lointaine épopée médiévale...
Toutefois,
il ne faudrait pas oublier l'essentiel : à savoir que le livret de
l'opéra repose sur un poème épique du XII e siècle, Dit
de l'Ost d'Igor, un "monument" de la littérature
russe médiévale, selon les dires d'Alexandre Pouchkine, à
la croisée du récit mythologique et du témoignage
historique. Comme l'écrit justement Victoire
Feuillebois, Le Dit de la campagne d'Igor est «une œuvre complexe, composite et manifestant pourtant une
rare unité.» (1) En fait, cette chanson de geste qui
pourrait trouver dans la Chanson de Roland son
équivalent littéraire, se situe au carrefour de plusieurs cultures
: orientale, slave, panthéiste et païenne. Ce qui en fait toute sa
richesse. Il est même devenu, au cours du 20e siècle, un pur objet
politique et idéologique, en exprimant «avec une clarté
géniale et un talent poétique extraordinaire les traits du
caractère national du peuple russe, et en premier lieu son amour
inconditionnel de la Patrie.» (1)(Discours inaugural
de Vavilov, président de l'Académie des Sciences
de l'URSS en 1951, pour le 150e anniversaire de la
publication de la première édition du Dit de la campagne
d'Igor)
Se
déclinant comme un poème épique, il s'avère être un précieux
document historique.
Je
ne reviendrai pas sur l'histoire mouvementée du manuscrit et les
polémiques liées à son authenticité, les philologues et
historiens ayant sur la question un avis partagé, le débat n'est
semble-t-il pas tranché… Les arguments, exposés par Victoire
Feuillebois dans une de ses études critiques, (1)
permettent de mieux cerner l'histoire du manuscrit et les
nombreuses rumeurs auxquelles elle a donné lieu. L'auteur, dans sa
grande sagesse, évitera d'avoir sur le sujet un avis définitif.
L'opéra
en lui-même se distingue par une pléthore d'airs aux mélodies
cristallines. Il révèle la prédilection de l'auteur pour la
cantilène. Les chœurs, omniprésents, apportent à l'œuvre une
couleur et une vivacité saisissantes. Les célèbres et fameuses
danses Polovtsiennes débordent de fureur guerrière,
de furie libidineuse. Tantôt âpres et lascives, elles affichent,
telles des bacchantes en liesse, une rage vertigineuse, tout en se
déployant comme une ode primitive au plaisir et à la sensualité.
Au fond, à travers elles, ce ne sont rien de moins que les mystères de
l'Orient qui se révèlent dans leur habit d'apparat.
Voilà
en somme un opéra qui mérite bien une écoute attentive, tant le
souffle lyrique décoiffe majestueusement cette monumentale et
guerrière fresque historique.
(1) Le
Dit de la campagne d'Igor, le mythe russe d'une épopée
nationale de Victoire Feuillebois.
Bonus
:
Revues et livres :
Revues et livres :
- Le livret (extraits) du triple CD, scanné par mes soins.(PDF-6p)
-Le
Dit de la campagne d'Igor, le mythe russe d'une épopée
nationale (PDF-21p). Spécialiste de littérature
russe, Victoire Feuillebois pose avec une
clairvoyance aiguë les rivalités et polémiques qui se sont
cristallisées autour de l'authenticité du manuscrit. Elle
démontre comment la réappropriation d'un texte médiéval a
suscité l'éveil d'une conscience nationale et a contribué, par la
glorification de son passé, à l'émergence d'un sentiment national.
-
Esquisse d'une vie et d'un ouvrage par André
Lischke. Grand spécialiste de la musique russe, l'auteur,
pose ici les jalons d'une œuvre certes peu prolifique, mais qui se
distingue néanmoins par son originalité. (PDF-8p)
-
Extrait de la biographie écrite par André Lischke et
sobrement intitulée, Alexandre Borodine. Sans aucun
doute, LA référence en la matière. Glanées sur la toile, les neuf
premières pages de l'ouvrage. (PDF-9p)
- L'enfant
qui avait tant de dons par Anastasia Nakov.
(PDF-3p)
-
Extrait de Ma vie musicale, autobiographie
de Rimski-Korsakov : un chapitre consacré
à Borodine et à son opéra, le Prince
Igor. (PDF-11p)
-"Étranger
au Paradis" ? par Marcel Marnat. (PDF-10p)
- Le
Prince Igor, une icône lyrique par Olivier
Rouvière. (PDF- 10p)
- Danse
sur un volcan par Marc Dumont. (PDF- 4p)
L'auteur replace l'opéra dans son contexte historique, et revient
sur cette fin de siècle tumultueuse en Russie, marquée par un
pouvoir tsariste de plus en plus contesté. Attentats anarchistes et
révoltes de tous bords, suscitent en effet un émiettement du
pouvoir, qui refuse d'abdiquer, et se maintient dans la répression.
Borodine se
prend de passion pour la Rus'
de Kiev dans
laquelle il peut entendre un écho lointain aux troubles de son
époque. Néanmoins, en faisant de la résilience une vertu
propre à enflammer le cœur d'un Russe, il réussit
la prouesse de transformer la défaite historique d'Igor en
hymne patriotique !
- Le
Prince Igor et les Ballets russes par Claire
Collart (PDF-7p) ou comment les
célèbres Danses Polovtsiennes ont fait, au
début du 20 e siècle, le succès des Ballets Russes,
emmenés par la troupe de Serge de Diaghilev, qui
mit surtout l'accent sur l'orientalisme de l'opéra.
-
Extrait de la Revue Diapason n°599 (février 2012)
: un portrait succinct du célèbre auteur des Danses
Polovtsiennes. (PDF-1p)
- Comment
les découvertes du chimiste Kekulé empêchèrent Borodine de
terminer "Le Prince Igor". (PDF - 11p)
Je
ne résiste pas au plaisir de livrer ce texte étonnant et savoureux,
signé par le professeur et pharmacien, Jean-Albert
Gautier, et
publié dans la Revue d'histoire de la pharmacie. ( 58e année,
n°204, 1970) Surtout, n'allez pas imaginer trouver ici rigorisme
scientifique et formules chimiques. Bien au contraire, il est écrit
dans une prose délicieuse et avec une jubilatoire espièglerie.
L'auteur s'arrête un moment sur le parcours peu orthodoxe du
chimiste/compositeur russe qui, outre la musique, se passionne
également pour l'étude sur la condensation des aldéhydes. Les
travaux scientifiques de Borodine le
mettront en concurrence directe avec son homologue allemand,
Friedrich Kekulé, une
sommité de la chimie organique. Entre ces deux esprits scientifiques
naîtra une controverse sur la primeur de leur découverte, celle
d'une réaction chimique appelée l'aldolisation.
Finalement, le Prince
Igor fera
malheureusement les frais de cette émulation.
- Mazon
et le Slovo d'Igor par Robert Roudet. (PDF-15p)
- La
Geste du prince Igor', épopée russe du XIIe siècle, par Robert
Bossuat. (PDF-3p)
- Histoire de la Russie et de son empire de Michel Heller (PDF-3p) Une histoire en 3 pages du Dit de l'Ost d'Igor. Difficile d'être plus synthétique... !
Musique :
-
Trouvée sur la toile, une compilation consacrée à l'immense
chanteur d'opéra, Chaliapine, sous la forme d’un
quadruple vinyle proposé par un collectionneur. J’ai choisi les 3
morceaux issus du Prince Igor.
1.Galitsky’s
Aria.Acte1
2.Khan
Konchak’a Aria.Acte2
3.Prince
Igor Aria.Acte2
Orchestre
conduit par Eugene
Goosens pour
le 3
Orchestre
conduit par Julius
Harrison pour
le 1 et 2
Radio
:
- Une biographie du compositeur brossée dans un portrait musical en cinq épisodes. Alexandre Borodine à Saint Pétersbourg. (France-Musique - Flac - 5 X 28 mn)
Internet :
-
Une approche originale de la vie du compositeur examinée sous
l'angle scientifique. Jérémy
Monteilh, agrégé
de Sciences Physiques, propose dans son blog une étude richement
documentée qui permet de combiner musique et sciences dans un
esprit ludique et pédagogique.
Kermite.
3 CD Flac.
Liens : https://1fichier.com/?oqdulnh0pvwx1ifrcnjm ou
mdp : Kermitou