Ceux qui, comme moi, ont grandi avec les films illuminés par la classe et le panache de ce merveilleux trio d’acteurs que furent Rochefort, Marielle et Noiret, regarderont ce documentaire avec un pincement au cœur, et le sentiment que ces trois monstres du cinéma français ont laissé depuis leur disparition un sacré vide. Et c'est vrai qu'ils nous manquent. Leurs films ont heureusement gardé la trace de leur talent. Et un peu de leur vie, comme un goût d’éternité. Voilà pourquoi le documentaire de Pascal Forneri est à voir absolument, car il permet de cerner dans toutes ses nuances la sensibilité de ces trois figures si chères à notre cinéma. Il donne la parole aux réalisateurs qui ont parcouru un petit bout de chemin avec eux (Bertrand Tavernier, Patrice Leconte, Joël Seria…) ainsi qu’aux acteurs qui les ont côtoyés (Thierry Lhermitte, Guy Bedos …).
Avec Marielle, Noiret et Rochefort, c’est tout un pan du cinéma populaire qui m'a ouvert ses portes. J'ai découvert Philippe de Broca, Yves Robert, Claude Zidi, Édouard Molinaro, autant de réalisateurs français qui m’ont fait apprécier et aimer le cinéma populaire, qu'on aurait tort de mésestimer. Car qu'est-ce que le vrai cinéma populaire, sinon un cinéma d'auteur à portée de tous, comment l'écrit si bien Philippe Noiret dans son autobiographie ? ¹
Alexandre le Bienheureux, réalisé par Yves Robert, a justement été l’un des tout premiers films à m'enthousiasmer. Je m’étonne, encore aujourd’hui, de l'impression qu’il m’a laissée. Sa fraîcheur de ton, son immoralité et son ode à la flemmardise m'avaient littéralement stupéfié. Ce vibrant plaidoyer pour la paresse avait fait vibrer en moi une corde sensible et révélé mon irrésistible attirance pour ces originaux épris de liberté, ces doux dingues toujours enclins à suivre des chemins détournés et à écouter leur âme.
En évoquant Alexandre le Bienheureux, un poème de Jacques Prévert me revient en mémoire, un poème qui fait délicieusement entrevoir toute la difficulté à passer ses journées à ne rien faire, à paresser, à glandouiller. Dans Il faut passer le temps,² Prévert joue sur ce paradoxe : quoi qu'on en pense, le farniente, c'est du travail !
« On croit que c'est facile
de ne rien faire du tout
au fond c'est difficile
c'est difficile comme tout
il faut passer le temps
c'est tout un travail
il faut passer le temps
c'est un travail de titan
Ah !
du matin au soir
je ne faisais rien
rien
ah ! quelle drôle de chose
du matin au soir
du soir au matin
je faisais la même chose
rien !
je ne faisais rien
j'avais les moyens
ah ! quelle triste histoire
j'aurai pu tout avoir
oui
ce que j'aurai voulu
si je l'avais voulu
je l'aurai eu
mais je n'avais envie de rien
rien »
Mes souvenirs se perdent avec Prévert, poète populaire que je chéris tant. Sa prose, d'une simplicité désarmante, dévoile une symphonie de mots dont j'apprécie la musique, le rythme et l'éclat. Je recopiais par amour ses poèmes pour mieux les apprécier, comme si j'avais eu moi-même l'honneur de les avoir créés. Prévert rejoint ce bienheureux Alexandre dans cet hommage au farniente.
Et aux trois Grands Ducs du cinéma français qui occupent dans mon cœur et dans le grand temple du septième art une place de premier choix, Pascal Forneri a incontestablement su rendre un juste et bel hommage.
Bonus :
Marielle, Noiret et Rochefort, un trio légendaire. Il faut aller aux sources pour apprécier leur talent. Il y a les films et les pièces de théâtre, bien sûr, mais aussi les interviews et leurs biographies qu'ils ont chacun écrites et qui aident à mieux les connaître. Philippe Noiret a choisi la forme qui lui convenait peut-être le mieux : une autobiographie classique. Mémoire cavalière,³ en hommage à la passion qu'il nourrit pour les chevaux, a l'avantage de présenter un récit chronologique de ses soixante-seize années d'existence et permet de mieux appréhender la longue carrière de l'artiste, au théâtre comme au cinéma. Il y parle notamment de son travail d'acteur, de l'importance cruciale des costumes et de la façon dont il s'approprie ses personnages. C'est sur ce terrain-là que l'ouvrage trouve toute sa force. Réputé pour sa pudeur, Philippe Noiret se met à nu pour exprimer l'essence même du travail de l'artiste.
Correspondant à son tempérament fantaisiste, Jean-Pierre Marielle a, lui, opté pour une forme plus foutraque, un abécédaire truffé d'anecdotes et de souvenirs. Le grand n'importe quoi ⁴ porte finalement bien son nom. C'est un clin d'œil à ses années de jeunesse, quand, du lycée au Conservatoire d'art dramatique, il entendait la voix des enseignants lui faire continuellement ce reproche : « Marielle, arrêtez de faire n'importe quoi ! » Dans sa grande sagesse, l'intéressé finissait par expliquer que « n'ayant jamais donné de bonnes raisons de leur obéir, j'ai continué. » ! ⁵ On reconnaît bien là toute la gouaille insolente de Marielle !
C'est un livre d'une délicieuse légèreté, où se trouve élégamment condensé, exposée, le parcours de toute une vie. Marielle y clame son amour du jazz, évoque ses écrivains de cœur (Beckett, Camus, Céline) et insiste, avec sa sensibilité d'artiste, sur ce qui, pour lui, a compté le plus, à savoir ses rencontres. Car ce sont elles, finalement, qui ont déterminé la trajectoire que sa vie a prise. Il écrira à propos de son métier d'acteur, qui n'en est pas vraiment un :
« Je n'ai pas le sentiment d'avoir fait une carrière, mais des rencontres. (...) On ne peut pas parler de carrière en art, les attentes et la logique n'y prennent aucune part ; cela ressemble davantage à la traversée de l'Atlantique en solitaire, tout peut arriver, y compris rien du tout. » ⁶
À rebrousse-poil de certains, qui se plaisent à vouloir faire de l'acteur une figure intellectuelle de son temps, il fustige les artistes qui veulent donner des leçons de morale et ériger leurs opinions comme des dogmes intangibles. Si l'artiste doit se faire remarquer, ce n'est pas par une parole intempestive, mais plutôt par sa discrétion.
« Un comédien n'est pas un intellectuel, il n'a pas à faire entendre son babillage à tort et à travers. Qu'il reste sans voix quand il ne joue pas me paraît une attitude raisonnable. Je tiens en horreur les gens certains de leurs opinions, qui ont un avis sur tout, avec leur règle dans la poche, de l'encre sur les mains et des craies plein les escarcelles. » ⁷
Quant à Jean Rochefort, il a écrit, dans un style qui lui est propre, un livre inclassable. Distant, drôle, raffiné et parfois bouleversant, on le retrouve comme il est au cinéma. Il y a des fulgurances sublimes, des dialogues immensément drôles et surréalistes, et des souvenirs de jeunesse qui resurgissent douloureusement, comme ces séances de torture, exécutées sur la place publique pendant l'Épuration, auxquelles il assista dans sa jeunesse. Ce genre de choses qui marque au fer rouge un gamin de 14 ans. « Je n'arrive pas à oublier. Les psys me disent : « C'est normal », peut-être, mais la nuit ça réveille. » ⁸
1. « Par les critiques, l'expression « cinéma populaire» est presque toujours employée avec condescendance. Mais pour moi, le vrai cinéma populaire, c'était par exemple ce que Bertrand Tavernier recherchait : un cinéma d'auteur à portée de tous. C'était exactement le cinéma dont j'avais envie. » Mémoire cavalière. Philippe Noiret. Robert Laffont. 2008, p. 218.
2. Poème extrait de Histoires. Jacques Prévert. Éditions Gallimard. 1963.
3. Mémoire cavalière. Philippe Noiret. Robert Laffont. 2008.
4. Le grand n'importe quoi. Jean-Pierre Marielle. Calmann-lévy. 2010.
5. Ibid., p. 137.
6. Ibid., p. 38.
7. Ibid., p. 45.
8. Ce genre de choses. Jean Rochefort. Stock. 2013, p. 87.
- Télérama : hommages
Le trio légendaire Noiret/Marielle/Rochefort vu par Noiret. |