Aux États-Unis, au début des années 30, en pleine Dépression, les films de gangster ont vraiment la cote auprès du public. Scarface, Haute-Pègre, Little Caesar... Autant dire que le public en redemande, il faut dire que la crise économique est passée par là, le public a besoin d'émotions fortes pour oublier la misère et les privations.
En 1931, The Public Enemy, réalisé par William A. Wellman pour le compte de la Warner Bros, eut un succès retentissant et propulsa James Cagney, alors débutant, sous le feu des projecteurs. En 1933, sous la houlette de Lloyd Bacon, il se distingue dans Picture Snatcher par son affriolante débauche d'énergie. C'est vrai, il est ici dans son élément, heureux comme un poisson dans l'eau, tant le film semble taillé à sa mesure. Ses clins d'œil et autres gimmicks, loin de n'être que des artefacts, s'imposent d'une façon si naturelle et participent au bagou du personnage.
Bien sûr, l'image du truand, sur laquelle la Warner Bros a brodé son succès, est encore présente dans l'esprit des producteurs. J'en veux pour preuve le titre sous lequel le film est sorti en France en 1937 : Un danger public. Si James Cagney a perdu son statut d'ennemi public, il n'en reste pas moins encore un danger pour la société… L'allusion au film de William A. Wellman est claire. Sans doute, les intentions des Frères Warner étaient-elles de surfer sur le succès du film de Wellman, en lui accolant un titre aux résonances similaires. Tous les subterfuges sont bons pour attirer le spectateur et faire entrer les dollars dans les caisses des producteurs.
Pourtant, si le film baigne encore dans les effluves sanglantes du gangstérisme qui ont marqué les années 30, avec une haletante course en voiture, et un tonitruant gunfight final, il s'en démarque néanmoins par le sujet traité. James Cagney n'est plus ce truand patenté et sans pitié qu’il affectionne tant, et qui trouvera son apothéose dans le sublime White Heat de Raoul Walsh. Dans Picture Snatcher, c'est un malfrat en manque de rédemption qui, après avoir purgé une peine de prison, veut définitivement tourner la page et rentrer dans le droit chemin. Au grand dam de ses acolytes qui, eux, vont tout faire pour le faire replonger….
Sans expérience, mais avec un courage qui frise l'inconscience, il s'engage alors dans une carrière de pigiste en tant que photographe, pour un journal people. Armé de son seul appareil photo et d'une obsession infaillible : arracher des photos que nul n'a jamais prises, s'aventurer là où personne n'ose s'aventurer, en s'affranchissant de toute morale.
Mine de rien, sous ses allures de comédie, le film dresse une satire féroce, impitoyable, du monde du journalisme, tout du moins d'une certaine forme de journalisme. Une critique toujours d'actualité et qui semble traverser les époques sans perdre de sa vigueur. Regardez le traitement journalistique de certaines affaires criminelles... (Voyez par exemple, comment dans l'affaire du petit Grégory, l'hystérie médiatique alimentée par une meute de journalistes en furie, se sentant investis d'une mission vindicative, a jeté Christine Villemin au pilori et comment certains journalistes ont dicté l'opinion publique pendant des années. Comment l'affaire a d'abord été jugée sur la place publique, dans les médias, avant d'être portée devant les tribunaux.)
La course effrénée au scoop, le goût pour les images choc, le penchant pour les sujets sordides, on peut dire que cette forme de journalisme n'a vraiment pas bonne presse. À juste titre d'ailleurs. L'effraction dans l'intime a ceci d'inquiétant, qu'elle s'accompagne le plus souvent d'un parfum de scandale, et qu'elle peut broyer, briser des vies humaines. (voir le personnage du suicidaire dans le film) La quasi-absence d'éthique pour arracher ces clichés aux goûts douteux peut nous amener à nous interroger sur ce qui motive le développement d'une telle presse. Elle est là pour étancher notre inextinguible soif de voyeurisme et satisfaire l'insatiable curiosité d'un public en quête de sensationnel.
Mais si le film insiste sur les méfaits d'une certaine pratique du journalisme, il relativise aussi la portée de la presse écrite, en admettant, in fine, que la principale utilité d'un journal n'est pas celle que l'on croit. Ainsi, à ce jeune étudiant journaliste aux idées un peu trop naïves venu visiter les rotatives pour se confronter aux réalités du métier, James Cagney a l'élégance de la formule pour briser l'idéalisme de cette jeune recrue, qui se fait une idée un peu trop noble du journalisme... À quoi servent les journaux ? «Vous ne le savez pas ?, dit-il d'un air étonné. On l'utilise pour envelopper le hareng !»
Bonus personnels :
- Critique du film parue dans Cinémonde, n°454 du 1er juillet 1937.
- Critique du film parue dans Pour Vous, n°450 du 1er juillet 1937.
-Extrait de, La Warner Bros, par Jean-Pierre Coursodon. La "Warner Touch" Histoire d'un studio. (PDF - 48p)
L'auteur évoque l'histoire de la Warner Bros. Depuis le début des années 20 et le lancement en 1925 du vitaphone, procédé technique permettant d'enregistrer le son sur des disques et de faire ainsi des films sonores, jusqu'à l'absorption du Studio en juillet 1967 par la Seven Arts Ltd, Jean-Pierre Coursodon brosse une histoire de l'un des plus célèbres Studio américain, en définissant ce qui a fait son style, son esthétisme et son évolution au fil des décennies.
Il est vrai que les productions de la Warner au début des années 30 se distinguent notamment par un style concis, précis, sans fioritures, ce qui donne lieu à des films courts, élaborés dans un souci évident d'économie budgétaire, construits sur un rythme décoiffant. C'est bien simple, tout ce qui ne concourt pas directement au développement de l'action est systématiquement éliminé… ! Difficile de faire plus efficace...
Pour les frères Warner, en matière de scénario, la brièveté est un impératif absolu. L'empreinte du jeune Darryl F. Zanuck a été aussi pour beaucoup dans l'évolution de la Warner au début des années 30, et dans l'émergence d'un style très réaliste, avec une prédilection pour les films sociaux. Picture Snatcher en est le parfait exemple.
- Extraits de 50 ans de cinéma américain, de Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon. (PDF- 14p)
Comment parler de la Warner Bros sans évoquer Bertrand Tavernier, grand amoureux du cinéma américain, et de sa monumentale encyclopédie du cinéma américain, coécrite avec Jean-Pierre Coursodon ? Bien que les auteurs en récusent le terme, c'est à une véritable encyclopédie que l'on a affaire, née de la volonté de présenter et faire connaître le cinéma américain par-delà les querelles de chapelle. C'est un projet fou, fruit de toute une vie, résultat d'un travail titanesque, acharné, passionnant, orchestré par deux grandes figures du Cinéma, deux pontes de la critique cinématographique, qui ont forgé leur jugement et leur opinion à l'épreuve du temps. Cet objet de pure cinéphilie taillé dans la démesure ne dresse pourtant pas une liste exhaustive de tous les films américains depuis 1940. C'est une histoire partielle et partiale du cinéma américain, dictée par des choix personnels. (C'est d'ailleurs suivant ces mêmes principes et cette même philosophie, que Bertrand Tavernier entreprendra par la suite son Voyage à travers le Cinéma français, privilégiant notamment les choix affectifs aux dépens d'une approche purement objective, neutre et sans saveur)
Depuis que le projet est né, au début des années 1960, alors qu'il n'était question, au départ, que d'une publication dans un numéro spécial de Cinéma 60, revue dirigée par Jean-Pierre Coursodon, le livre n'a cessé d'être annoté, revu, corrigé et continuellement mis à jour, au point de s'étoffer au fil des éditions, et de présenter, 50 ans après, un vivier d'informations et d'analyses critiques qui dénotent, à mon sens, qu'on est ici en présence d'une véritable Bible de cinéphile, indispensable à tout passionné de cinéma.
Justement à propos de cinéma, B.Tavernier et J.P. Coursodon ne sont pas très tendres envers Lloyd Bacon. Il est jugé médiocre et présenté comme un tâcheron prolifique, dont les qualités artistiques ont été le plus souvent surestimées. Critique sévère certes, quand on pense que le Lloyd Bacon a tout de même livré quelques comédies musicales des plus inspirées. Je pense notamment à Gold Divers of 1933, Footlight Parade, 42nd Street, mais le souci, c'est qu'elles ont toutes été le fruit d'une collaboration, et qu'elles ne sont pas le fait du seul réalisateur. Et autant dire que, dans ces films cités, les apports du talentueux Busby Berkeley y ont une part déterminante, pour ne pas dire essentielle. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder d'autres comédies musicales réalisées plus tard par Lloyd Bacon, sans la participation de Busby Berkeley, pour se rendre compte à quel point elles paraissent bien ternes à côté…
Pour en conclure avec Lloyd bacon, Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon auront ces mots cruels : «On en vient à se demander pourquoi Bacon est toujours classé parmi les bons artisans, les solides techniciens, ce qui est déjà un grand honneur. Il a toujours servi tout ce qu'on lui demandait : gags, violence, chansons, mais tiède, voire froid et sans sel. Il est à Michael Curtiz ce que la cuisine de cantine est à un restaurant une étoile.»
- La censure à Hollywood : Thomas Doherty et Creg Detweiler nous expliquent la naissance de la Censure aux États-Unis, en nous livrant une histoire détaillée du Code Hays, le tout raconté avec un esprit pédagogique des plus plaisants. (HDTV - 52mn - TS)
PS : je tiens à préciser que j'ai découvert Picture Snatcher grâce à Bertrand Tavernier qui en a fait une critique élogieuse dans son blog. (http://www.tavernier.blog.sacd.fr/en-attendant-lumiere/)
Les extraits du livre 50 ans de cinéma américain sont issus de l'édition de 1995. J'ai scanné l'introduction qui présente bien la genèse du projet, quelques pages sur l'histoire du Studio Warner. (succincte, mais fabuleusement instructive dans ses grandes lignes)
Il y sera aussi question de l'organisation hiérarchique du Studio aux États-Unis, de la mise en place du "Code de la Production" (le fameux Code Hays), du fonctionnement des censures locales, le tout agrémenté d'un aperçu critique de l'œuvre de Lloyd Bacon. Voilà, peut-être, de quoi vous mettre en appétit, et bien mettre en perspective l'époque où a été tourné Picture Snatcher.
Film (Remux DVD - MKV- 720x480)
Liens : https://1fichier.com/?z6a8a2d16b8it6bn3wkw
Kermite.