jeudi 2 mai 2024

Rochefort, Marielle, Noiret : Les copains d'abord - Pascal Forneri, 2020, HDTV








Ceux qui, comme moi, ont grandi avec les films illuminés par la classe et le panache de ce merveilleux trio d’acteurs que furent Rochefort, Marielle et Noiret, regarderont ce documentaire avec un pincement au cœur, et le sentiment que ces trois monstres du cinéma français ont laissé depuis leur disparition un sacré vide. Et c'est vrai qu'ils nous manquent. Leurs films ont heureusement gardé la trace de leur talent. Et un peu de leur vie, comme un goût d’éternité. Voilà pourquoi le documentaire de Pascal Forneri est à voir absolument, car il permet de cerner dans toutes ses nuances la sensibilité de ces trois figures si chères à notre cinéma. Il donne la parole aux réalisateurs qui ont parcouru un petit bout de chemin avec eux (Bertrand Tavernier, Patrice Leconte, Joël Seria…) ainsi qu’aux acteurs qui les ont côtoyés (Thierry Lhermitte, Guy Bedos …). 

Avec Marielle, Noiret et Rochefort, c’est tout un pan du cinéma populaire qui m'a ouvert ses portes. J'ai découvert  Philippe de Broca, Yves Robert, Claude Zidi, Édouard Molinaro, autant de réalisateurs français qui m’ont fait apprécier et aimer le cinéma populaire, qu'on aurait tort de mésestimer. Car qu'est-ce que le vrai cinéma populaire, sinon un cinéma d'auteur à portée de tous, comment l'écrit si bien Philippe Noiret dans son autobiographie ? ¹

Alexandre le Bienheureux, réalisé par Yves Robert, a justement été l’un des tout premiers films à m'enthousiasmer. Je m’étonne, encore aujourd’hui, de l'impression qu’il m’a laissée. Sa fraîcheur de ton, son immoralité et son ode à la flemmardise m'avaient littéralement stupéfié. Ce vibrant plaidoyer pour la paresse avait fait vibrer en moi une corde sensible et révélé mon irrésistible attirance pour ces originaux épris de liberté, ces doux dingues toujours enclins à suivre des chemins détournés et à  écouter leur âme.

En évoquant Alexandre le Bienheureux, un poème de Jacques Prévert me revient en mémoire, un poème qui fait délicieusement entrevoir toute la difficulté à passer ses journées à ne rien faire, à paresser, à glandouiller. Dans  Il faut passer le temps,² Prévert joue sur ce paradoxe : quoi qu'on en pense, le farniente, c'est du travail !    



« On croit que c'est facile 

de ne rien faire du tout 

au fond c'est difficile

c'est difficile comme tout

il faut passer le temps

c'est tout un travail

il faut passer le temps

c'est un travail de titan


Ah ! 

du matin au soir

je ne faisais rien

rien

ah ! quelle drôle de chose

du matin au soir

du soir au matin

je faisais la même chose

rien !

je ne faisais rien 


j'avais les moyens

ah ! quelle triste histoire

j'aurai pu tout avoir

oui

ce que j'aurai voulu

si je l'avais voulu

je l'aurai eu 

mais je n'avais envie de rien

rien »


Mes souvenirs se perdent avec Prévert, poète populaire que je chéris tant. Sa prose, d'une simplicité désarmante, dévoile une symphonie de mots dont j'apprécie la musique, le rythme et l'éclat. Je recopiais par amour ses poèmes pour mieux les apprécier, comme si j'avais eu moi-même l'honneur de les avoir créés. Prévert rejoint ce bienheureux Alexandre dans cet hommage au farniente.

Et aux trois Grands Ducs du cinéma français qui occupent dans mon cœur et dans le grand temple du septième art une place de premier choix, Pascal Forneri a incontestablement su  rendre un juste et bel hommage. 


Bonus :  


MarielleNoiret et Rochefort, un trio légendaire. Il faut aller aux sources pour apprécier leur talent. Il y a les films et les pièces de théâtre, bien sûr, mais aussi les interviews et leurs biographies qu'ils ont chacun écrites et qui aident à mieux les connaître. Philippe Noiret a choisi la forme qui lui convenait peut-être le mieux : une autobiographie classique. Mémoire cavalière,³ en hommage à la passion qu'il nourrit pour les chevaux, a l'avantage de présenter un récit chronologique de ses soixante-seize années d'existence et permet de mieux appréhender la longue carrière de l'artiste, au théâtre comme au cinéma. Il y parle notamment de son travail d'acteur, de l'importance cruciale des costumes et de la façon dont il s'approprie ses personnages. C'est sur ce terrain-là que l'ouvrage trouve toute sa force. Réputé pour sa pudeur, Philippe Noiret se met à nu pour exprimer l'essence même du travail de l'artiste.


Correspondant à son tempérament fantaisiste, Jean-Pierre Marielle a, lui, opté pour une forme plus foutraque, un abécédaire truffé d'anecdotes et de souvenirs. Le grand n'importe quoi ⁴ porte finalement bien son nom. C'est un clin d'œil à ses années de jeunesse, quand, du lycée au Conservatoire d'art dramatique, il entendait la voix des enseignants lui faire continuellement ce reproche : « Marielle, arrêtez de faire n'importe quoi ! » Dans sa grande sagesse, l'intéressé finissait par expliquer que « n'ayant jamais donné de bonnes raisons de leur obéir, j'ai continué. » !  On reconnaît bien là toute la gouaille insolente de Marielle !

C'est un livre d'une délicieuse légèreté, où se trouve élégamment condensé, exposée, le parcours de toute une vie. Marielle y clame son amour du jazz, évoque ses écrivains de cœur (Beckett, Camus, Céline) et insiste, avec sa sensibilité d'artiste, sur ce qui, pour lui, a compté le plus, à savoir ses rencontres. Car ce sont elles, finalement, qui ont déterminé la trajectoire que sa vie a prise. Il écrira à propos de son métier d'acteur, qui n'en est pas vraiment un : 

« Je n'ai pas le sentiment d'avoir fait une carrière, mais des rencontres. (...) On ne peut pas parler de carrière en art, les attentes et la logique n'y prennent aucune part ; cela ressemble davantage à la traversée de l'Atlantique en solitaire, tout peut arriver, y compris rien du tout. » 

À rebrousse-poil de certains, qui se plaisent à vouloir faire de l'acteur une figure intellectuelle de son temps, il fustige les artistes qui veulent donner des leçons de morale et ériger leurs opinions comme des dogmes intangibles. Si l'artiste doit se faire remarquer, ce n'est pas par une parole intempestive, mais plutôt par sa discrétion.  

« Un comédien n'est pas un intellectuel, il n'a pas à faire entendre son babillage à tort et à travers. Qu'il reste sans voix quand il ne joue pas me paraît une attitude raisonnable. Je tiens en horreur les gens certains de leurs opinions, qui ont un avis sur tout, avec leur règle dans la poche, de l'encre sur les mains et des craies plein les escarcelles. » ⁷ 


Quant à Jean Rochefort, il a écrit, dans un style qui lui est propre, un livre inclassable. Distant, drôle, raffiné et parfois bouleversant, on le retrouve comme il est au cinéma. Il y a des fulgurances sublimes, des dialogues immensément drôles et surréalistes, et des souvenirs de jeunesse qui resurgissent douloureusement, comme ces séances de torture, exécutées sur la place publique pendant l'Épuration, auxquelles il assista dans sa jeunesse. Ce genre de choses qui marque au fer rouge un gamin de 14 ans. « Je n'arrive pas à oublier. Les psys me disent :  « C'est normal », peut-être, mais la nuit ça réveille. » 


1. « Par les critiques, l'expression « cinéma populaire» est presque toujours employée  avec condescendance. Mais pour moi, le vrai cinéma populaire, c'était par exemple ce que Bertrand Tavernier recherchait : un cinéma d'auteur à portée de tous. C'était exactement le cinéma dont j'avais envie. »  Mémoire cavalière. Philippe Noiret. Robert Laffont. 2008, p. 218.

2. Poème extrait de Histoires. Jacques Prévert. Éditions Gallimard. 1963.

3. Mémoire cavalière. Philippe Noiret. Robert Laffont. 2008.

4. Le grand n'importe quoi. Jean-Pierre Marielle. Calmann-lévy. 2010.

5. Ibid., p. 137.

6. Ibid., p. 38. 

7. Ibid., p. 45. 

8. Ce genre de choses. Jean Rochefort. Stock. 2013, p. 87.



- Télérama : hommages 








































Le trio légendaire Noiret/Marielle/Rochefort vu par Noiret.










Radio : 


- Philippe Noiret (France Inter - FLAC - 55mn)

- Jean Rochefort, le magnifique  (France Culture - FLAC - 9 X 28 mn)
Jean Rochefort se confie en 2012 dans un long entretien où  transparaît toute la verve et l'humour qu'on lui connaît. Irrésistiblement attachant.

Livre : 

Ce genre de choses. Jean Rochefort. Stock. 2013 (epub).




Kermite.


Lien :

https://1fichier.com/?28twua772vqlk3sfyluy

(HDTV - 2,94 Go, TS - 93 mn.)

jeudi 22 février 2024

Free Solo - Jimmy Chin et Elizabeth Chai Vasarhelyi, 2018 HDTV





El Capitan, une falaise se dressant fièrement du haut de ses 915 mètres, dans le Yosemite, en Californie. Un bloc de granit monstrueux, paroi vertigineuse, qu’Alex Honnold a fait le pari fou d'escalader en free solo, c’est-à-dire seul, sans aucune attache, ni corde ni matériel. L’escalade dans sa plus lumineuse et simple expression. Le grimpeur John Long à qui la journaliste américaine Lara Logan avait demandé quel était, selon lui, le plus grand exploit d’Alex Honnold, avait répondu laconiquement : « Être toujours en vie. »  (1)  Il est vrai que parmi les grimpeurs pratiquant le free solo, beaucoup y ont perdu la vie. La liste s'allonge au fil des ans. Près de la moitié d'entre eux sont morts durant les quarante dernières années...

Free Solo est un projet insensé, qui a été longtemps mûri, préparé, planifié, car avant de gravir les parois vertigineuses d’El Capitan à main libre et sans attache, Alex Honnold a eu la sagesse de s'encorder pour mieux tester les prises et mesurer les risques. Sage précaution qui n’enlève rien à son exploit et permet de mieux saisir l’hallucinante prise de risque de cette entreprise hors norme, où la moindre erreur se paye cash. Comme l'écrit David Roberts dans le livre coécrit avec Alex Honnold, l'enjeu est d’une simplicité effrayante : « si tu tombes, tu meurs. » (2) Une maxime qui peut très vite prendre des allures d’épitaphe.

Le passage le plus technique de l'ascension se trouve à 600 mètres au-dessus du plancher des vaches, dans le Boulder Problem (problème du rocher). Un passage ô combien périlleux, pourvu d'une minuscule prise de 3 millimètres qui offre à Alex Honnold un choix cornélien : soit « sauter dans le vide et se rattraper à deux mains sur un morceau de corniche, ou alors tenter un coup de pied de karaté pour réaliser un grand écart effrayant, simplement retenu à la roche par la pression de son pouce. » La dramaturgie atteint ici son paroxysme dans ce coup de pied de karaté désespéré qui exige une tension musculaire inouïe entre les mains et les pieds.

Au-delà de l'exploit sportif, cette ascension prend pour Alex Honnold une dimension spirituelle. C’est une quête de la perfection, où chaque geste se doit d’être parfait. La difficulté est de discerner clairement ses limites. Il avoue dans une interview : « C’est utile d’évaluer ce dont on est capable et ce dont on n’est plus capable. La difficulté consiste à savoir où se situe la frontière. » (3)

Alex Honnold ne connaît pas la peur de mourir, celle qui tétanise et paralyse, comme s’il s’était construit une armure mentale pour mieux s’en protéger. Il entretient avec la mort une étrange et fascinante relation, comme un tête-à-tête perpétuel, et semble toujours prêt à chevaucher dangereusement une ligne de crête qui pourrait lui être fatale. Alex Honnold l’avoue lui-même : c’est en défiant la mort qu’il se sent le plus vivant.   

Réalisé par Jimmy Chin et Elizabeth Chai Vasarhelyi, le documentaire Free solo offre des images époustouflantes de l’ascension. Alex Honnold n'est plus qu’un petit point perdu au milieu d’un mur immense. Mais assez vite, l’ascension fait passer des sueurs froides aux spectateurs et laisse planer un effroyable sentiment d’angoisse pour l’équipe technique chargée de filmer l'événement. On peut tout imaginer et tout craindre, surtout le pire. Une crampe, un pied qui glisse, une rafale un peu trop brusque et l'aventure se transforme illico en tragédie. 

Ayant reçu l'Oscar du meilleur film documentaire en 2019, Free Solo nous fait découvrir, par-delà le prodige de l'escalade, un garçon simple, modeste et attachant, qui n’en est pas moins lucide sur ses exploits. Dans Solo intégral, il les relativise et refuse qu'on leur prête un caractère exceptionnel  : « Je suis sûr qu’un temps viendra où ce que j’ai fait sera considéré comme banal (...). Des ascensions comme mes solos intégraux de Moonlight Buttress ou du Half Dome seront relégués aux livres d’histoire : intéressants pour leur époque, mais plus du tout des trucs incroyables. » (4) 

 Une belle leçon d'humilité.


(1) Cité par David Roberts dans Solo intégral, d'Alex Honnold avec David Roberts. Éditions Paulsen. 2022, p. 218.

(2) Solo intégral, p. 14.

(3)  https://www.telerama.fr/television/free-solo-lexploit-dalex-honnold,-grimpeur-de-lextreme,n6175511.php

(4) Solo intégral, p. 230.


Bonus :


- Interview donnée par Alex Honnold à l'Équipe magazine, le 06 mai 2023. (PDF - 7 p.)

- Critique du documentaire extrait du journal Le Monde du 30 mars 2019. (jpg)

- Expédition Groenland avec Alex Honnold. L'ascension. (HDTV  - 50 mn - MKV.) 

Toujours plus haut. Alex Honnold s'attaque en 2023, en compagnie des alpinistes chevronnés Hazel Findlay et Mikey Schaefer, à l'ascension de l'Ingmikortilaq, en Arctique. Une paroi de 1200 mètres encore jamais gravie, plantée dans un décor irréel de glace et d'eau. L'expédition ne se résume pas à ce seul exploit sportif, mais s'inscrit dans un cadre scientifique visant à étudier les effets du changement climatique dans cette région si cruciale du globe.


Kermite.

Liens : 


Documentaire : https://1fichier.com/?l5iazub4cwzleemcrdsc

(HDTV - MKV - 2,7 Go)


Bonus : https://1fichier.com/?m8cm0ee9tfss848woxcs

(HDTV - MKV - 1,30 Go)

samedi 10 février 2024

Il était une fois Roland Garros - Adolphe Drhey, 1979 WebTV








Adolphe Drhey a le don de faire revivre des émotions perdues. Il était une fois Roland Garros me ramène justement à l'époque de Björn Borg, qui m'a fait découvrir et aimer le tennis. Arthur Ashe, Guillermo Vilas, Ilie Nastase, autant de noms légendaires du tennis, resurgissent du passé avec bonheur et me font replonger en enfance.

Le documentaire commence par l'émouvante apparition des Quatre Mousquetaires, fleurons du tennis français des années 1920/30. Lors du 50eme anniversaire de l’emblématique stade Roland-Garros, une petite cérémonie et un hommage chaleureux leur sont rendus, le jour de la finale. Henri Cochet, René Lacoste et Jean Borotra sont acclamés sous les trompettes de la Garde républicaine et les vivats du public. Seul le regretté Jacques Brugnon manque à l'appel, décédé peu de temps avant.

L’histoire se clôt en 1978 par le sacre de Björn Borg, à qui Henri Cochet, premier vainqueur en 1928, remet le trophée. Entre ces deux moments, c’est toute l’histoire de Roland-Garros qui prend corps. Adolphe Drhey en fait rejaillir les effluves, en extrait toutes les saveurs, pour mieux saisir l’âme de ce stade mythique.

Le cinéaste offre un somptueux documentaire à l’aune de son talent. Enrichie par un texte épuré, allant droit à l’essentiel, l'histoire de Roland-Garros prend forme peu à peu à travers les nombreuses images d’archives. Adolphe Drhey a la fibre artistique, et le regard qu’il pose sur le jeu et les confrontations, parfois épiques, saisit toutes les subtilités du combat et des forces en présence. Les à-côtés des matchs sont, eux aussi, bien restitués. La caméra se fait incisive et caressante. Elle cueille, tels des fruits mûrs, des instantanés de vie, reflets d’une époque révolue. On a ainsi la chance de voir Björn Borg déambuler paisiblement avec sa petite amie, dans les allées de Roland-Garros, au milieu d’une foule anonyme et indifférente. Vraiment une autre époque !


Capture d'écran réalisée à partir de mon ordinateur. Du 1080p, mais l'image est d'époque !

Kermite.



Bonus : 


- Les Internationaux de France : Roland Garros 1975, de François Reichenbach. (TS - 56 mn - 1,54 Go.)


Liens : 


Documentaire : (1,74 Go - MKV - 74 mn.)

https://1fichier.com/?xtgxny7qhphcaypq856r


Bonus : 

https://1fichier.com/?asn5jih269ylalgj7jnk

samedi 3 février 2024

Amarna, la cité mystérieuse d'Akhenaton - Nick Gillam Smith, 2020 HDTV







Mon admiration pour l'Égypte antique remonte au collège. C'était la seule période du programme d'Histoire qui me passionnait réellement. Je me foutais royalement de l'histoire de France, mais l'Égypte et ses pharaons m'avaient littéralement magnétisé. J'ai tout de suite été saisi par la beauté de ses monuments et de son architecture. Les temples et leurs statues colossales me fascinaient, autant que le mystère de leur réalisation. Comment des mains d'hommes avaient-elles pu construire des édifices aussi faramineux que les pyramides ? La civilisation égyptienne me livrait toute sa grandeur et toute sa magnificence à travers ses croyances, sa mythologie, ses hiéroglyphes insaisissables et son emblématique sagesse. Et parmi la pléiade de souverains qui ont régné sur l'Égypte, Akhenaton occupe pour moi une place de choix, parce qu'il a été injustement maudit, banni et oublié des hommes. 

Pourtant, curieusement, Akhenaton est en passe de devenir, aujourd’hui, le plus illustre et fascinant pharaon de l’Égypte antique. Une popularité due sans doute à la personnalité d’Akhenaton, qui était, comme l’écrit l’égyptologue Dimitri Laboury, un personnage atypique, singulier et insolite. (1) La découverte, en 1923, du buste de Néfertiti, par l'archéologue allemand Ludwig Borchardt a certainement concouru au regain d'intérêt que portent les égyptologues pour Akhenaton, mais aussi à sa popularité aux yeux du public. Car Akhenaton forme avec Néfertiti l'un des plus célèbres couples royaux.  


Celui qui était le fils d'Amenhotep III et s'appelait encore Amenhotep IV au début de son règne, a bousculé les croyances de l'ancienne Égypte en proclamant et en promouvant le culte d'Aton, symbolisé par le disque solaire. Dans l’avant-propos de sa monumentale biographie qu’il consacre au pharaon, l'égyptologue Cyril Aldred parle « [d’]un dieu nouveau, unique, mystérieux, dont les formes ne pouvaient être connues et n’avaient pas été façonnées par des mains humaines. » (2) Aton, le disque ou l’astre solaire, est désormais le nouveau dieu que le pharaon adore et vénère. Il en est à la fois le fils et l’incarnation vivante. Et en hommage à ce dieu lumineux, Amenhotep IV se fait nommer Akhenaton. La lumière de l’astre solaire, dont les rayons apportent le souffle de vie, s’impose comme la force motrice génératrice de l’ordre cosmique. « Nul autre culte solaire n’a vu les rayons de cet astre si clairement mis en valeur comme source de vie et d’action », écrit encore justement Cyril Aldred. (3) 



Akhenaton et Néfertiti faisant des offrandes au disque solaire. Les
petites mains qui viennent se greffer sur le bout de ses rayons
semblent accueillir majestueusement ce présent royal.



Aton, le dieu vivant, régit l'ordre du monde et assure l'existence de toutes les formes de vie. Déjà amorcée par son père, Amenhotep III, la remise en cause de la représentation polythéiste du monde a pris une dimension radicale sous Akhenaton qui, en bannissant les divinités du panthéon, a donné naissance au premier monothéisme de l'histoire humaine. Une seule génération a suffi pour qu'une nouvelle théocratie s'amorce et prenne son essor, malgré un clergé résolument attaché à ses anciennes divinités et tourné vers la tradition.

C’est donc une période aussi brève que fascinante qui est abordée dans ce documentaire, à travers le règne du pharaon hérétique Akhenaton. Amarna, la cité mystérieuse d'Akhenaton, de Nick Gillam Smith, montre comment, au milieu du XIVe siècle avant notre ère, ce pharaon a été l'instigateur d'une révolution spirituelle et politique qui a sapé les fondements religieux de la civilisation égyptienne. Une révolution qui a fait table rase du passé et renversé les anciennes divinités (Amon-Rê) pour instaurer le culte d'Aton, le dieu du Soleil. Akhenaton quitte Thèbes, où les fêtes d’Amon étaient célébrées, pour édifier, plus au nord, une nouvelle ville sainte, sur la rive orientale du Nil. (4) Un lieu sacré et vierge qui n'appartient à personne et qui servira de résidence royale. La géographie des lieux inspira au pharaon, dans une révélation mystique, toute la puissance et la sacralité du dieu Aton. La nouvelle cité a pour nom Akhet-Aton, qui signifie l'Horizon-de-l'Aton, c’est-à-dire le lieu de la manifestation divine dans l’ici-bas, dixit Dimitri Laboury. (5) Elle surgit du sable en quelques années seulement, et 16 stèles, sur lesquelles ont été gravés les décrets de fondation de la cité, en délimitent les frontières. Bâtie autour de la figure du pharaon Akhenaton et du dieu Aton, elle supplante Thèbes, l'ancienne capitale, et devient le centre névralgique et politique de l’empire égyptien. Moins une ville à proprement parler, qu'une terre sacrée, dont la vie est rythmée par des cérémonies festives et des rencontres diplomatiques.

L'époque amarnienne se distingue dans le même temps par une révolution architecturale. Les temples ne sont plus ces lieux secrets et fermés, mais sont construits à ciel ouvert, sans plafond, pour mieux capter la lumière du soleil et s'y baigner. Une innovation dans le culte, car comme l'écrit Dimitri Laboury, « le dieu prend place dans son temple, non plus à travers ses images, mais physiquement, par la diffusion de sa lumière, signe tangible de sa présence véritable. » (6) Plus de statues de culte incarnant symboliquement et par magie la nature du dieu. Les espaces sacrés sont désormais à ciel ouvert et les sanctuaires baignent dans la lumière du disque solaire. Le clergé destitué, Akhenaton devient l'unique grand prêtre à vénérer le dieu Aton, le seul autorisé à lui vouer un culte. Dans cette nouvelle théocratie, le souverain se divinise. On assiste à une divinisation solaire du pharaon devant lequel chaque Égyptien se prosterne en signe d'adoration. Comme l'écrit Marc Gabolde« la piété populaire s'exprime désormais par une dévotion inégalée envers le pharaon dont tous les faits et gestes sont sacralisés. » (7)

S'opère également une révolution dans l'art figuratif. Akhenaton, représenté avec ses yeux en amande, des courbes prononcées et un allongement des traits, apparaît encore plus atypique et fascinant. Des choix esthétiques qui révèlent à quel point les artistes égyptiens exprimaient, par des effets de style, le caractère unique et divin du pharaon. Il s'agissait moins d'en faire un portrait réaliste que d'en souligner la singularité par des effets de style. Comme l'écrit Dimitri Laboury à propos des représentations d'Akhenaton, « [l]a stylisation marquée du personnage souligne sa nature exceptionnelle, loin de celle du commun des mortels... » (8)


Akhenaton et Néfertiti. Portrait du couple royal dans un style 
caractérisé par un allongement et une parfaite courbure des traits.

De même, la distorsion du corps du pharaon, qui apparaît parfois avec un embonpoint et de larges hanches, a fait dire à certains que ces symptômes physiques révélaient les signes d'une maladie. Cependant, les artistes ont plus vraisemblablement voulu souligner le caractère androgyne du pharaon, car l'androgynie est, symboliquement et traditionnellement, source de fertilité dans l'iconographie égyptienne. (9)

Celle-ci a connu, à l'époque amarnienne, une petite révolution dans la façon dont les Égyptiens représentaient leur souverain. En effet, le pharaon ne se trouve plus représenté, dans la traditionnelle imagerie rituelle, au côté du dieu solaire personnifié, Rê-Horakhty. L'espace alloué à la figure divine tutélaire se libérant, Akhenaton devient désormais le centre de la représentation et se trouve ainsi mis en scène dans des évocations intimistes. Plusieurs scènes familières, infiniment touchantes, le montrent en famille, avec ses filles et son épouse, Néfertiti. Des scènes d'une tendresse, d'une chaleur humaine inhabituelle, parfois dramatiques, évoquent ainsi la vie du couple royal. 



Baignant dans la lumière d'Aton, Akhenaton et Néfertiti jouent affectueusement avec leurs trois filles.




Mené comme une enquête, le documentaire révèle peu à peu les mystères de cette ancienne cité dont il ne reste aujourd'hui pratiquement plus rien. La mort d’Akhenaton reste un mystère, mais la famille royale a été, semble-t-il, décimée par une épidémie de peste. La période dite de l’Atonisme n’a pas fait la prospérité et la flamboyance de l'ancienne Égypte. Le pouvoir du pharaon en a été largement affaibli. Le royaume du souverain perd de son prestige et de son influence, car le règne d’Akhenaton est marqué par des guerres perdues contre les Hittites pour la reconquête de la ville de Qadesh, route commerciale vitale pour l’approvisionnement du cuivre et du bronze. Sans doute, cette série de malheurs a-t-elle fait prendre conscience au peuple égyptien que le culte d’Aton ne lui faisait pas bénéficier de la protection tant désirée. Sans doute aussi, fut-il pour lui déconcertant de se plier à ce nouveau culte, et que certains Égyptiens s’y sont refusés, préférant honorer leurs dieux habituels. Après sa mort, Akhenaton fut délibérément et définitivement oublié, comme effacé de la mémoire collective. Son nom fut rayé des listes royales officielles. La cité d’Amarna fut entièrement démantelée, et suivant une tradition souvent éprouvée dans l’ancienne Égypte, les pierres (talatats) qui avaient servi à sa construction, ont été réutilisées par d'autres pharaons (Sethi 1er et Ramsès II notamment) pour la construction d'autres monuments. Mais toutes les inscriptions et références au dieu Aton seront supprimées, et la mémoire du souverain enfouie dans les oubliettes de l’Histoire. Et c’est à son fils, celui qui se nommait encore Toutânkhaton, fils d’Akhenaton, qu'incombe la tâche de tourner définitivement la page de l’Atonisme et de remettre sur pied le culte des divinités traditionnelles. 




Bonus:



Radio :



- L'épisode étonnant du règne d'Akhénaton, par Christiane Desroches-Noblecourt. (France Culture - 28 mn - FLAC.) Comme à son habitude, la célèbre égyptologue nous enchante par sa rigueur, sa culture et la passion qui l’anime. Un régal.


Les Odyssées du Louvre : À la découverte de la cité perdue d'Akhénaton. (France Inter - 24 mn - FLAC.)


Du Caire à Berlin : le buste de Néfertiti. (France Culture - FLAC - 59 mn.) Dans une conférence donnée au Collège de France, l'historienne de l'art, Bénédicte Savoy, dépassionne le débat autour du buste de Néfertiti, en mettant parfaitement en lumière les conditions juridiques, politiques et historiques qui ont permis au Neues Museum de Berlin d'en faire l'acquisition. Elle s'interroge notamment sur la question de son éventuelle restitution aux autorités égyptiennes, en mettant au jour les enjeux idéologiques et nationaux dont cette icône de la beauté est l'objet.

Une chose est sûre : le buste, sculpté par Thoutmôsis, n'en finit pas de susciter des crispations dans les relations culturelles et diplomatiques entre l'Allemagne et l'Égypte.

- Néfertiti, la beauté du Nil. (France Inter - FLAC - 27 mn.)


Revues et Livres  :


- Géo Histoire, n°68 : Akhenaton- Néfertiti, un duo de choc. (PDF - Extraits - 6p.)




- Beaux-Arts, n°295 du 1er janvier 2009 : Akhenaton & Néfertiti : Messages du dieu-Soleil. (PDF - Extraits - 6p.)

  




- L'Égypte pharaonique de Dimitri Laboury. Éditions Le Cavalier Bleu. 2001. (Extraits - PDF - 6p.)  Précis d'égyptologie qui tord le cou aux idées reçues souvent répandues sur l'Égypte pharaonique, sa culture, ses croyances et ses souverains.  






- Akhenaton roi d'Égypte, de Cyril Aldred. 1997. Éditions Du Seuil. (Extraits - PDF -15p.) Une référence parmi les biographies écrites sur Akhenaton. À rebours de certains auteurs, Cyril Aldred brosse un portrait plein d'humanité d'Akhenaton, à qui il prête un caractère volontiers bienveillant. Cet humanisme prend tout son sens à travers la volonté d'Akhenaton de se montrer dans des scènes intimes, avec son épouse, Néfertiti et leurs enfants. Des représentations de la vie ordinaire pour le moins originales dans l'art pictural égyptien, qui rendent Akhenaton éminemment sympathique et ont fait dire à Cyril Aldred qu'il était avant tout « le bon souverain qui aime l'humanité. »



 

- Akhenaton. Du mystère à la lumière de Marc Gabolde. Éditions Découvertes Gallimard. 2005. (Extraits - PDF - 24p.) 





- Akhénaton de Dimitri Laboury. 2010. Éditions Pygmalion.  (Extraits - PDF - 4p.)  



Vidéos :

- L'Égypte des dieux, de Stephan Koester et Daniel Gerlach, 2010. (92 mn - TS - 3,04 Go.) L'Égypte et ses dieux à travers le règne d'Akhenaton et de Ramsès II.  

- Néfertiti - le Buste de la discorde, de Grit Lederer, 2022.(52 mn - MKV - 5,1 Go.) Des voix s'élèvent en Égypte, mais aussi en Allemagne, pour persuader l'opinion publique de la nécessité de  restituer définitivement le célèbre buste aux autorités égyptiennes. Mais les conservateurs du Neues Museum de Berlin, où siège depuis 1924 la figure historique de Néfertiti, sont loin d'être de leur avis...


Notes :

(1) Akhénaton de Dimitri Laboury. 2010. Éditions Pygmalion.  

Dimitri Laboury s'est donné pour ambition d'écrire une biographie du pharaon Akhenaton en évitant les hypothèses infondées et spéculatives, auxquelles l'historien peut inconsciemment succomber, pour donner plus de corps à son récit. C'est une difficulté majeure que de relater et de retracer la vie d'un personnage historique, dont il ne reste que des bribes de traces et de témoignages. Vouloir combler les trous est une tentation à laquelle Dimitri Laboury ne cède pas. Comme il l'écrit lui-même, il s'agit avant tout d'une biographie archéologique, dans laquelle il prend soin de ne pas émettre d'hypothèses sur ce que l'on ne sait pas d'Akhenaton. S'en tenir aux seuls faits archéologiques, telle est la ligne de conduite à laquelle l'égyptologue s'est tenu. L'histoire a justement montré qu'au cours du XXe siècle, Akhenaton a été, selon les époques, diversement décrit, à la fois  pacifiste, mystique, humaniste ou despote, suivant l'idéologie du moment... Cette réappropriation de la figure d'Akhenaton démontre que, dans l'Occident contemporain, l'écriture de l'Histoire est souvent et largement tributaire de l'histoire des grands événements et des idées. Dimitri Laboury s'est donc attelé à cerner Akhenaton dans son authenticité, en basant son récit uniquement sur les sources archéologiques. C'est une œuvre dense, fouillée, pointue, tout à l'honneur du plus célèbre et fascinant des pharaons.

(2) Akhenaton roi d'Égypte de Cyril Aldred. 1997. Éditions Du Seuil, p. 21.

(3) Ibid., p. 113.

(4) Départ choisi ou subi ? Selon l'égyptologue Marc Gabolde, c'est le clergé de Thèbes, qui défendait le culte d'Amon-Rê et jouissait d'un pouvoir autonome, capable de contrecarrer les ambitions du souverain, qui obligea finalement Amenhotep IV à quitter la capitale religieuse, hermétique à ses idées religieuses novatrices. (Gabolde, Akhenaton, p. 43.)

(5) Pour Dimitri Laboury, l'Horizon-de-l'Aton est défini comme « le lieu d'apparition du dieu ici-bas,  à la fois sa place de la première fois (soit le lieu de la création) et le point de convergence entre le céleste et le terrestre (soit l'horizon dans la conception égyptienne), où la divinité peut se manifester dans le monde des humains. » (Laboury, Akhénaton, p. 239.)

L'égyptologue Marc Gabolde note, quant à lui, que, pour les Egyptiens, l'horizon n'est pas « la ligne d'horizon séparant le ciel de la terre (...), [mais] le point précis où le soleil se lève ou se couche. » (Akhenaton. Du mystère à la lumière. p. 42.)

(6) Laboury, Akhénaton, p. 168.

(7) Gabolde, Akhenaton, p. 51.

(8) Laboury, Akhénaton, p. 217.

(9) Comme l'écrit Cyril Aldred, « tout pharaon était un dieu grâce auquel vivaient les hommes ; à lui tout seul, il était le père et la mère de l'humanité, lui seul et sans rival. » Akhenaton, p. 299. 

À ceux qui aimeraient en apprendre davantage sur l'histoire de l'Égypte antique, je conseille vivement les ouvrages de Claude Traunecker, Jan Assmann, Marc Gabolde, Christiane Desroches-Noblecourt, et d'Erik Hornung, pour n'en citer que quelques-uns parmi la longue liste d'égyptologues qui ont consacré toute leur existence à l'étude de cette éblouissante civilisation.

Kermite.



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