"Tout ce que l'on rêve est fiction et tout ce que l'on accomplit est science, toute l'histoire de l'humanité n'est rien d'autre que de la science-fiction." Ray Bradbury.
Comme l'a écrit l'historien des sciences Jacques Arnould dans Une brève Histoire de l'Espace (1), Impasse de l’espace. À quoi servent les astronautes ? de Serge Brunier est un livre à ne pas mettre entre toutes les mains. Il y a dans le titre du livre un détail qui ne trompe pas, ce e minuscule qui réduit l'espace à sa plus prosaïque dimension, le désacralise, le destitue de son aura mythique, chèrement acquise depuis le jour où un homme a débarqué sur la lune. Le titre lui-même traduit, plus que le scepticisme, l'intime conviction que l'espace, au fond, n'est pas fait pour l'homme, et que la recherche scientifique peut parfaitement se passer des vols habités. Serge Brunier passe ainsi en revue toute l'histoire de la conquête spatiale avec l'unique souci de démontrer que ces derniers ne servent, ou n'ont servi à rien, et qu'ils engloutissent des sommes colossales qui auraient mérité un meilleur usage. La diatribe n'est pas nouvelle, et revient sans cesse, quelle que soit l'époque. «Les astronautes sont le frein le plus sûr, le plus efficace à l'exploration réelle de l'espace» (2) écrit-il en introduction. Une chose est sûre : l'auteur ne porte vraiment pas les astronautes dans son cœur. Rien ne trouve grâce à ses yeux dans le métier d'astronaute, qui est constamment, systématiquement décrié, dévalorisé, réduit à son inutilité. On sent même une pointe de mépris envers cette profession qui a tout de même écrit l'une des plus belles pages de l'histoire de la conquête spatiale et réalisé l'un des plus extravagants rêves de l'humanité. Car, ces «conquérants de l'inutile», comme il se plaît à les nommer, abusivement financés à coup de milliards de dollars, (l'éternel grief) dilapident dangereusement l'argent du contribuable. À quoi servent les astronautes ? peut- on lire en sous-titre. La réponse, martelée tout au long du livre, comme un leitmotiv et un credo obsessionnel, est claire : à rien. Si les robots et les sondes automatiques peuvent faire, en mieux et beaucoup moins cher, le travail des astronautes, alors pourquoi s'embêter à envoyer des hommes dans l'espace, pourquoi financer des projets futuristes de vols habités, technologiquement utopistes et illusoires ? C'est toute la finalité des vols spatiaux qui est ici remise en question et destituée de son piédestal.
Autant dire que le regard porté par Serge Brunier sur l'exploration spatiale m'a laissé perplexe et littéralement sidéré. Je suis prêt à entendre toutes les critiques, à la condition qu'elles soient justes. Or, les sommes prétendument pharaoniques allouées au budget des vols habités ne le sont pas tant que ça, tout compte fait. Les chiffres en eux-mêmes ne veulent rien dire, encore faut-il les contextualiser. Aux États-Unis, qui cristallisent à eux seuls 80 à 90 % de l'ensemble des budgets spatiaux mondiaux, la part consacrée aux vols habités est seulement de 17 euros en moyenne par an et par habitant. Et ceci en 2008, c'est-à-dire à la période où Serge Brunier a écrit son livre. En Europe, elle est de 1 euro, toujours en 2008. (3) En matière de gaspillage, je crois qu'on a connu pire…
En 2018, le coût des activités spatiales de l'ESA (Agence Spatiale Européenne) est en moyenne de 10 euros par an et par habitant. (4) Alors que les dépenses en moyenne en France pour un fumeur sont de 2 400 euros par an, et que la vente d'alcool se chiffre à près de 700 euros par foyer, on peut légitimement estimer que les dépenses pour les activités spatiales ne sont pas, en comparaison, d'une ampleur astronomique...
Malgré son érudition, j’ai finalement peu aimé ce livre qui perçoit, analyse, réduit la conquête spatiale à travers le seul prisme de l’inutilité des vols habités. Même le succès du programme Apollo n'est qu’un triomphe en trompe-l'œil. Mais comment envisager un seul instant la conquête spatiale sans l'homme, et finalement, sans cette part de rêve inhérente aux vols cosmiques ?
Dans cette optique, conquérir Mars et en fouler le sol, est d'une absurdité abyssale pour Serge Brunier. Aller sur Mars, pour quoi faire ? Ceux qui portent le projet fou de vouloir y installer une base sont perçus comme des rêveurs irresponsables, incapables de comprendre la montagne d'obstacles qui les attend, et d'y apporter des solutions réalistes. Quant à ceux qui veulent carrément transformer la planète rouge pour en faire une terre habitable, avec atmosphère, oxygène, eau et tutti quanti, ( en l'occurrence, la Mars Society fondée par l’ingénieur Robert Zubrin) autant dire qu'ils ne sont rien d'autre qu'une bande d’illuminés. Pourtant, le rêve est souvent le moteur et la matrice des découvertes scientifiques. Le patriarche de l'astronautique, Konstantin Tsiolkovski en est la parfaite illustration. C'est grâce aux rêves de voyages interplanétaires qui l'ont nourri, et aux récits de science-fiction qu'il a écrits et dans lesquels il développe les problématiques liées aux vols spatiaux habités, en y apportant des solutions pratiques, que Constantin Tsiolkovski pose les bases physiques et mathématiques des voyages cosmiques. Sans cette part de rêverie, sans doute n'aurait-il jamais élaboré, conçu et formulé la théorie mathématique de la propulsion à réaction d’une fusée à étages. Science et fictions sont donc bien les deux faces d'une même médaille.
Les écrivains de science-fiction font fausse route, nous dit en substance Serge Brunier, et ne nous rendent pas service en imaginant des vols spatiaux habités, fondés sur des technologies irréalistes, fantaisistes et encore inexistantes, en nous faisant croire que tout cela est possible. Je rétorquerai : aujourd'hui, certes, c'est encore irréalisable, mais demain, qui sait ? Et pourquoi vouloir s'insurger contre des écrivains dont l'objectif et la passion sont de nous faire simplement rêver ? Voilà justement l'une des finalités des vols spatiaux, l'une des composantes majeures fondamentales de l'exploration spatiale, à laquelle Serge Brunier ne donne aucun droit de cité : le rêve. Si l'homme a fait ce voyage vers la lune, c'est aussi parce que l'Homme a toujours rêvé de le faire. Les astronautes sont justement là pour nous faire rêver. Ils sont l'incarnation vivante des plus vieux rêves de l'Humanité, et à ce titre, irremplaçables.
Jacques Arnould a mille fois raison d'affirmer «que la conquête de l'espace commence toujours sur Terre, dans le désir et l'imaginaire, les rêves et les peurs de l'humain.» (5) Comme l'a écrit l'astronaute Jean-Pierre Haigneré, «ce qui intéresse le plus le public, c'est la dimension du rêve, qui ne gomme absolument pas le travail scientifique et technique, mais il n'y a aucune raison de sacrifier le rêve à la science.» (6) Le goût de l'aventure est assurément un des leviers à partir duquel se fonde l'exploration spatiale. On ne pourra jamais empêcher l'homme de s'aventurer là où il n'a jamais été. Le désir d'explorer est le moteur des activités spatiales. Certains y voient une immanence de la vie dont les propriétés intrinsèques sont la recherche incessante de nouvelles niches écologiques. D'autres, une manifestation de l'ingénierie humaine propre à relever les défis les plus audacieux. Nul ne l'ignore, les vols habités sont une entreprise à haut risque et mettent à l'épreuve les dernières avancées technologiques. Ils exigent des astronautes le meilleur d'eux-mêmes. En tant que représentants et envoyés de l'humanité, ils ne ménagent pas leurs efforts pour garder continuellement à l'esprit ce souci de perfection et d'excellence qui en fait des héros presque ordinaires. Par leur statut, les astronautes font nécessairement la fierté d'un pays. L'engouement pour Thomas Pesquet ne tient pas seulement à sa personnalité, mais aussi parce qu'il est français. Je doute que les taïkonautes suscitent chez nous autant d'enthousiasme...
Autant d'arguments qui font de l'industrie spatiale le fer de lance et le prestige d'une nation et militent en faveur des vols habités. Ils ont naturellement leur place dans une tradition culturelle assumée et revendiquée. Que seraient les États-Unis et la NASA sans l'épopée des vols habités ? De même, l'exploit de Youri Gagarine, premier humain à voler dans l'espace et héros de tout un peuple, aura structuré et magnifié l'histoire de la conquête spatiale russe. Par leurs charges émotives et leur portée symbolique, les vols habités conservent leur pouvoir de fascination.
Si Serge Brunier conclut en mentionnant Konstantin Eduardovich Tsiolkovski et sa citation tant galvaudée (7), c'est pour mieux la railler et en détourner le sens. Manifestement, il ne veut pas en entendre toute la portée philosophique. Car, au fond, le berceau de l’humanité qu’est la Terre, n'est pas le berceau de l'enfance qu'il nous faudrait quitter, comme le laisse entendre Serge Brunier, comme si la conquête de l'espace n'était qu'une lubie d'enfant gâté, et que nous devrions renoncer technologiquement et financièrement à ces enfantillages, pour devenir, enfin, adulte. Et d'ailleurs, depuis quand renoncer à nos rêves nous rendrait adultes et responsables ?
Ce berceau est, pour Tsiolkovski, le lieu originel duquel l’homme est voué à s’extirper pour mieux s’accomplir. L’appel du cosmos ne traduit donc pas les velléités d’un enfant en mal d’imagination. L'espace est justement le lieu du dépassement de soi par excellence, le terrain sur lequel l'homme est amené à se dépasser scientifiquement. Il se vit pleinement comme une libération spirituelle, permettant à l'homme de dépasser sa condition. En définitive, on est donc bien loin des enfantillages.
Kermite.
(4) Source : https://www.numerama.com/sciences/455962-les-europeens-pensent-a-tort-que-les-activites-spatiales-leur-coute-un-pognon-de-dingue.html
(5) Une brève Histoire de l'Espace, op. cit., page 50.
(6) À la conquête de l'espace. De Spoutnik à l'Homme sur Mars, op. cit., page 219 .
(7) "La Terre est le berceau de l'humanité, mais on ne passe pas sa vie entière dans un berceau." Impasse de l'espace. Op. cit., page 282.