Oui, c'est vrai qu'on a parfois bien du mal à imaginer que la Résistance ait pu exister en Allemagne sous le joug nazi. Dans un État totalitaire verrouillé, cadenassé par la SS, il n'y avait aucune chance pour qu'une rébellion par les armes renverse le régime. Et pourtant, les nombreuses tentatives d'attentat auxquelles Hitler échappa, parfois miraculeusement, prouvent à elles seules qu'il existait bien des hommes et des femmes, prêts à démystifier la propagande nazie et à sacrifier leur vie pour la combattre, des hommes et des femmes capables de se dresser courageusement, au péril de leur vie, contre un régime totalitaire. Il ne faut pas oublier celles et ceux qui firent incontestablement preuve, dans ces années de terreur, d'un esprit de résistance. Dans cette dictature implacable soumise à la seule volonté du Führer, ils ont donné à l'Allemagne un visage humain qui nous réconcilie avec l’idée que nous nous faisons de l'humanité. Tous les Allemands n'ont pas été nazis, heureusement. C'est dans l'aristocratie et la noblesse que la fronde anti-hitlérienne a été la plus vive, la plus cinglante. L'attentat manqué du 20 juillet 1944 marque le plus haut fait de résistance contre Hitler. Qu'il ait engagé des militaires et des civils, côte à côte, dans l'élaboration d'un coup d'État, prouve à quel point le projet ne visait pas seulement la mort du tyran, mais la mise en place d'un nouveau gouvernement politique rétablissant l'État de Droit respectueux des libertés individuelles.
Mais il serait, à mon sens, plus juste de parler de résistances, tant ses formes furent variées et touchèrent toutes les couches de la société. Des réseaux se sont créés, des cercles aux opinions et aux sensibilités parfois divergentes, se sont constitués avec la volonté criante et commune de se liguer contre la barbarie nazie. Ainsi, la résistance allemande s'est-elle manifestée parmi les syndicalistes, les métallurgistes, les pasteurs protestants et les prêtres catholiques, les diplomates, les étudiants, qui ont payé de leur vie en s'élevant contre un régime totalitaire. Des hommes et des femmes de l'ombre ont combattu l'idéologie nazie non par les armes, mais avec leurs idées, leur humanisme et leur courage. La plupart ont fini en camp de concentration. Certains ont été exécutés après des procès sommaires. Ambassadeur d'Allemagne à Rome, Ulrich Von Hassell, qui n'a jamais caché son aversion pour Hitler, a ainsi perdu la vie suite aux nombreux procès qui ont suivi l'attentat du 20 juillet 1944, exécuté comme beaucoup d'autres. Laissant à la postérité l'exemple d'un homme écrasé, broyé, humilié par ce Tribunal du Peuple entièrement à la botte du Führer, mais mort dans la dignité.
Le témoignage de sa fille, Fey Von Hassell, dans les jours sombres est représentatif du destin de certaines familles aristocratiques allemandes qui ne portent pas vraiment Hitler dans leur cœur. Le destin de la famille Von Hassell bascula après l'attentat avorté du 20 juillet 1944 contre Hitler. Les représailles sauvages, fruits de la vindicte scélératesse du Führer, s'abattent violemment sur les responsables de la conjuration, mais aussi, en vertu de la Sippenhaft, sur les ascendants et descendants de leur famille. Cette loi visait à punir les familles des conjurés pour la participation de l'un des leurs à la tentative d'attentat, et à les rendre autant responsables en vertu des liens du sang, ou pour reprendre une terminologie de Joachim Fest, en leur incriminant une «complicité idéologique.» (1) Cette loi stipule l'idée que toute la famille des conjurés doit payer le prix de la trahison et lui faire subir les mêmes châtiments. (2) En fait, il s'agissait, ni plus ni moins, d'exterminer tous les membres d'un même clan familial. Fey Von Hassell fut, au même titre que beaucoup de personnalités civiles et militaires, une victime de la Sippenhaft.
5 000, c'est le nombre d'exécutions sommaires réalisées après l'attentat, c'est une estimation, mais le chiffre est effrayant.
Prisonnière des nazis, Fey Von Hassell ne tarde pas à comprendre que son destin ne s'annonce pas sous les meilleurs auspices, ballottée, trimballée d'autobus en camion ou en train, sans réelle destination, au gré de l'avancée des armées russes et américaines, dans l'incertitude d'une mort annoncée, sans savoir au juste ce qui l'attend. Stutthof, Buchenwald, Dachau, autant de destinations temporaires qui ne laissaient rien présager de bon, mais elle s'accroche, elle est animée par une force et un optimisme à toute épreuve, guidée par une foi intérieure qui ne la quittera jamais, même dans les heures les plus sombres. Elle partagea avec d'autres personnalités civiles et militaires le sort peu envieux de cet étrange périple. Parmi les plus connues, les familles Goerdeler et Stauffenberg. Et notamment un certain Alex Stauffenberg. À l'évocation du frère du célèbre colonel Claus Von Stauffenberg, les mots, les phrases sont empreintes d'une douceur qui ne laisse aucun doute sur la nature des sentiments. Plus qu'une simple histoire d'amitié, c'est une véritable idylle amoureuse qui se noue entre eux.
L'ombre du père est omniprésente. Il y a d'abord sa mort que lui annonce un lieutenant de la Wehrmacht dans une glaçante indifférence, et à laquelle elle ne veut pourtant pas croire. Tout l'ouvrage se présente comme un hommage à la figure paternelle, mis en exergue par des extraits du journal qu'il a lui-même écrit.(3) Je retiendrai ces adieux déchirants qu'il adresse à sa femme et ses enfants, juste avant son exécution. Ils sont comme un dernier appel à la vie, résonnent comme un douloureux cri du cœur, ils me laissent sans voix.
«Tu es vivante, et cette pensée adoucit les tourments de mon agonie, à l'heure de vous quitter toi et les enfants.» (4)
Ces quelques mots écrits dans l'urgence par Ulrich Von Hassell à sa femme, quelques heures avant son exécution, me bouleversent. Ses adieux à sa femme et ses enfants sont des moments d'une force poignante, que l'imminence d'une mort inévitable rend d'autant plus vive. Parce que la mort est au bout, les mots prennent soudain une valeur et un sens inestimables, une dimension sacrée qui me touche infiniment. Ces dernières paroles de réconfort avant l'irrémédiable sont extraites de l'ultime lettre qu'il a écrite à sa femme, dans la sinistre prison de Plötzensee à Berlin, le 8 septembre 1944. Se sachant condamné par le Tribunal du Peuple, présidé par l'exécrable et infâme Roland Kreisler, Ulrich Von Hassell trouve la force, pendant son simulacre de procès, de rester incroyablement digne face aux humiliations subies. Fidèle à ses convictions jusqu'au bout. Comme de nombreux conjurés qui, en tentant de mettre à terre la bête nazie, finissent décapités, exécutés ou pendus à des crocs de boucher.
Cette dernière lettre, la voici : (3)
Écrit sur le vif, le livre de Fey Von Hassell est d'une sincérité bouleversante. La forme, de prime abord, est étonnante. Écrit à chaud, en 1945, le récit se construit à partir de ses souvenirs et des notes de son journal intime, qu'elle a pris bien soin de cacher, car sa découverte par la Gestapo aurait pu lui faire subir le même sort que son père. Il a été enrichi d'extraits de lettres, réécrit et annoté après-guerre, afin de mettre en perspective certains événements historiques. Pourtant, ce livre écrit à différentes époques, garde toute son homogénéité. Par son ton, son écriture, son humour aussi, il vous empoigne dès les premières lignes, pour ne plus vous lâcher jusqu'à son dénouement. Il y a des pages déchirantes. Le moment de son arrestation, où après avoir été dénoncée à la Gestapo par un officier de la Wehrmacht, elle se trouve subitement arrachée à ses deux enfants. C'est un déchirement à vous fendre le cœur. La quête éperdue de ses deux enfants, élevés dans un Kinderheim, constitue l'ultime point d'orgue d'un récit haletant, riche en émotions.
Bien sûr, ce qui est sidérant, c'est de constater comment les ordres ont été rigoureusement appliqués, jusqu'au bout, par les SS chargés de la surveillance des prisonniers, jusqu'à l'ultime jour de guerre, alors que son issue ne faisait plus aucun doute. J'ai été stupéfait de voir comment les rouages de la bureaucratie nazie, machine de guerre parfaitement bien huilée, ont réussi, jusqu'aux derniers jours, à maintenir ses ordres dans le chaos des ultimes combats. Dans une Allemagne exsangue et ravagée par les bombardements alliés, dans cette atmosphère de désolation et de destruction, le fanatisme des SS ne fléchit jamais, et cet arc-boutisme dans l'obéissance, ce zèle extrême dans l'application des ordres, est l'une des composantes les plus effarantes du régime nazi.
Himmler, de plus en plus tenté par une négociation avec les Alliés, gardait ce groupe de prisonniers en vie pour s'en servir semble-t-il comme monnaie d'échange. Mais l'ordre de liquidation avait bien été donné par lui juste avant la fin de la guerre, et il s'en fallut d'un rien pour qu'il fût appliqué...
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