Et moi, qu'aurais-je fait ? C'est par cette interrogation que Claude Ventura clôt magistralement son documentaire, et cette question-là, je me la suis posée, je ne sais combien de fois. Elle revient comme un leitmotiv lancinant, toujours prête à saper mes certitudes les plus tenaces. Je me suis toujours demandé ce que j'aurais fait, moi, au cours de cette période sombre de notre histoire, et évidemment, je n'ai pas de réponse. C'est aussi la raison pour laquelle je reste fasciné par ces années de guerre que je n'ai pas vécues, parce qu'elles nous forcent à nous interroger sur le sens de nos engagements, à comprendre nos motivations, et à bien y penser, la trajectoire d'un destin tient parfois à si peu de choses...
Tenez, le destin de ces jeunes lycéens donne finalement une image assez exacte de ce que fut la France à cette époque, en 1940. Collabos, résistants, miliciens, pétainistes, tous ont choisi leur voie. Claude Ventura fait le portrait d'une jeunesse emportée par le souffle de l'Histoire et s'y confrontant tragiquement. Une jeunesse combative et engagée politiquement. Une jeunesse si loin de nous et pourtant si proche. Claude Ventura réussit à distiller une émotion particulièrement vivace en exhumant de vieux souvenirs et en faisant parler lettres, journaux intimes et photos d'époque. Les photos de classe sont là pour nous faire revivre le trouble de cette époque, et nous raconter, derrière chaque visage, l'histoire d'un combat, d'un engagement, d'une vie. C'est émouvant et poignant, témoin, cette annotation cinglante, figurant dans un des bulletins scolaires d'un jeune lycéen : on peut y lire, juste à côté des notes et des moyennes correspondant aux différentes matières, dans une petite case réservée aux observations, cette remarque, laconique et glaçante, de l'un de ses professeurs : fusillé par les Allemands.
Ainsi va la vie à cette époque, et curieusement, le destin prend souvent une tournure tragique. Comme celui de Karl Schönhaar, fils d'un député allemand assassiné en 1934 par la Gestapo. Ce jeune Allemand, fuyant son pays, s'engage dans la Résistance française, et sera fusillé à 17 ans, le 17 avril 1942, au Mont Valérien, pour avoir tenté de poser une bombe à la salle Wagram à Paris, où se tenait une exposition antibolchévique.
Et puis, il y a cette amitié improbable, presque impensable, entre Pierre Vignolet, résistant chez les Partisans (FTP) et Jacques Frantz, enrôlé dans la Waffen SS pour combattre le Bolchevisme, et qui finit dans la Division Charlemagne, arpentant les ruines de Berlin en avril 1945, n'ayant plus d'autre choix que de défendre un bunker aux abois.
Deux combats que tout oppose pour une amitié indéfectible.
Non, décidément, rien n'était vraiment simple à cette époque.
Bonus :
- Les garçons de Rollin : un lycée sous l'Occupation. (Mémoires vives - Flac - 24mn) La Fondation pour la Mémoire de la Shoah.
- Claude Ventura, un cinéaste à la télévision. Portrait du cinéaste en 5 parties. Sa vie, son œuvre. (France Culture- Flac - 2h 23mn)
- Claude Ventura. (France Culture - Flac - 17 mn)
- Les garçons de Rollin. Fiche technique. (PDF - 7p)
- Préface de Vercors et préambule de Pierre Favre, extraits de Jacques Decour, l'oublié des Lettres françaises (1910-1942) de Pierre Favre. Éditions Léo Scheer. 2002. (PDF- 7p)
- Postface de Pierre Favre ( les combats d'un germaniste éclairé), extrait de La Faune de la collaboration (Articles 1932-1942). Édition La Thébaïde. 2012. Textes réunis et présentés par Pierre Favre et Emmanuel Bluteau. (PDF - 3p)
- Publié dans la Revue Italienne d'Études Françaises : Jacques Decour, le visage oublié de la Résistance, de Gracia Tamburini. ( PDF - 11 pages)
- Le réalisateur et documentariste Claude Ventura. (France Inter- Flac - 52mn) C'est l'occasion de découvrir un peu mieux Claude Ventura, cinéaste et auteur de nombreux documentaires. Il nous parle ici de la façon dont il a conçu les Garçons de Rollin, un documentaire à l'origine duquel on trouve le livre écrit par le journaliste Bertrand Marot, la Guerre des cancres. Un lycée au cœur de la Résistance. (1) Cet ouvrage, écrit par un ancien surveillant du lycée, grâce à un immense travail d'archives, restitue l'histoire tumultueuse du Lycée Jean Rollin dans le Paris occupé. En tombant par hasard, dans les combles du lycée, sur une pile de vieux cartons rempli d'archives et de vieux cahiers, Bertrand Matot fait surgir du passé l'enchevêtrement des destins, brisés par la guerre et l'Occupation, et montre comment le Lycée Jean Rollin fut le siège d'une émulation politique et intellectuelle, le carrefour sur lequel s'est cristallisée pendant l'Occupation, une électrique et bouillonnante activité politique.
C'est aussi, et surtout, un hommage aux héros oubliés de la Résistance, qui ont fait la renommée du Lycée Jean Rollin, véritable école de la Résistance. Le lycée fut rebaptisé Jacques Decour, à la Libération, en 1944, en hommage à l'écrivain et résistant, Daniel Decourdemanche, fusillé par les Nazis le 30 mai 1942 au Mont Valérien.
Cet illustre professeur d'allemand, qui publiait sous le pseudo de Jacques Decour, en hommage à ami trop tôt disparu, (2) fut un éternel amoureux et un ardent défenseur de la culture allemande. Il n'aura de cesse d'en louer la richesse et la grandeur. Il est vrai qu'à cette époque, être patriote et aimer l'Allemagne, avaient de quoi en rebuter certains. À cet égard, Louis Aragon avait trouvé les mots justes en affirmant avec conviction, à propos de Jacques Decour, que "peu de Français connaissaient mieux que lui l'Allemagne ; aucun Français n'aimait mieux que lui la France." (3)
Envoyé pour six mois en Allemagne en 1931, en tant que "professeur d'échange", il met à profit son séjour pour écrire Philisterburg. Une sorte de journal intime, fait d'observations et de réflexions personnelles, qui l'amènent à constater comment une part de plus en plus importante de la société allemande est séduite par l'idéologie nazie. Il y dresse le tableau d'une jeunesse allemande entièrement sous le charme de Hitler et de son idéologie nationale-socialiste. En observateur de la vie, il affûte son regard, dénonce la peste du nationalisme et l'évolution d'une société de plus en plus séduite par l'obsession sécuritaire et l'avènement d'un chef à poigne. Avec lucidité, il dénonce la bête nazie tapie dans la personnalité de Hitler, et décortique, pour mieux les cerner, les mécanismes politiques qui ont conduit au succès de ses idées. "Hitler ?(...) C'est le monstre, la brute, l'histrion génial. La Terreur. Quand voudra-t-on le comprendre ? Hitler est le fils du Traité de Versailles." (4)
Très tôt, Jacques Decour s'interroge et pose la question de l'engagement de l'écrivain : "un écrivain a-t-il le droit de rester indifférent aux problèmes de l'époque ? (5) À l'évidence non.
"Je suis de ceux qui croient que les opinions engagent" écrit-il encore dans Philisterburg. (6)
J. Decour, en Allemagne en 1931. |
"L'homme nouveau ne doit pas agir de telle façon parce que c'est bien, ou bien parce que c'est bien vu, mais parce qu'en agissant de la sorte il marche vers la réalisation de lui-même, tout en travaillant pour les autres hommes, ses frères, ses camarades." (7)
En novembre 1936, il intègre une cellule communiste dans la ville de Tours. Son statut d'intellectuel tranche singulièrement avec les ouvriers et les cheminots qu'il côtoie. Il écrit dans le journal La Voix du peuple de Touraine une série d'articles à la fois littéraire et politique, où se profile la nécessité d'une nouvelle société, fruit de tous ses espoirs. ll prend ses fonctions de professeur d'allemand au Lycée Rollin en 1937.
Sans doute en 1936, après la publication de son roman Les Pères. |
En novembre 1938, il devient rédacteur en chef de Commune, revue à la fois militante et culturelle, dans laquelle Jacques Decour n'hésite pas à rendre hommage à la tradition humaniste allemande, ouvertement bafouée par les persécutions antisémites, remplacée par le mythe de la pureté de la race aryenne. Il fait l'éloge de l'humanisme allemand, fer de lance de la civilisation européenne, et pose cette question insoluble : comment imaginer cette civilisation sans l'Allemagne ? À la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans le numéro de juin 1939 de Commune, Jacques Decour, en germaniste convaincu, fait l'éloge du poète allemand Heinrich Heine.
Heinrich Heine, dont le nom fut banni par les nazis parce qu'il était juif, écrivait de façon prémonitoire en 1820 :"Là où on brûle les livres, on finit par brûler des hommes." (8)
Pendant la guerre, Jacques Decour entre en résistance par la publication de revues clandestines. L'Université libre, qu'il crée en novembre 1940 avec le physicien Jacques Solomon et le philosophe Georges Politzer, se veut le porte-parole du corps enseignant parisien qui refuse de se plier au diktat de l'Occupant et s'élève dans le même temps, contre les mesures vichyssoises antijuives. Elle prône une université libre et indépendante, dénonce l'asservissement du gouvernement de Vichy aux ordres de l'Occupant, et s'indigne contre la mise au pas de la culture française.
La Pensée Libre naît, elle, le 1er février 1941. Emmenée par le même trio, elle s'impose d'emblée comme un organe de combat contre l'idéologie vichyssoise et hitlérienne. Leurs auteurs font acte de patriotisme en célébrant la culture française et en dénonçant, en étrillant, les intellectuels coupables de servir les intérêts de l'Occupant et de chanter les louanges de la Révolution nationale. La faune de la collaboration et les écrivains en chemise brune, pour reprendre justement l'un des titres des articles écrits par Jacques Decour, y sont implacablement et ouvertement dénoncés. (9) Les mots deviennent ainsi des armes de combat, affûtés comme des lames tranchantes, et sont autant de flèches assassines décochées contre les partisans de la collaboration.
Avec Jean Paulhan, son ami éditeur et confident, Jacques Decour fonde, à la fin de l'année 1941, les Lettres Françaises dans lesquelles figure le texte fondateur du Comité national des écrivains, le "Manifeste du Front national des écrivains". Manifeste politique qui vise, par le combat et la lutte, à sauver l'honneur des Lettres Françaises. Malheureusement, Jacques Decour ne verra jamais sortir le premier numéro de son vivant, car le 17 février 1942, il est arrêté par des agents des Brigades spéciales, chargées de débusquer et d'arrêter toute organisation opposée au régime de Vichy. Il reste près de 70 jours dans la Prison de la Santé, entre les mains de la Gestapo, avant de connaître son sort et d'être condamné à mort par le Tribunal militaire du général commandant du Grand Paris.
Mort pour la France et la liberté, Daniel Decourdemanche écrit le 30 mai 1942 une dernière lettre émouvante à ses parents, au matin de son exécution. Les lettres d'adieu des fusillés possèdent une force poignante qui me bouleverse. Les derniers instants d'une vie prennent corps dans un ultime cri du cœur. Pierre Favre a infiniment raison d'écrire que ces lettres "gardent la marque d'une signature indélébile, unique expression d'un corps souvent supplicié, d'une âme écorchée vif. Œuvres épistolaires, elles ont la brièveté et le dépouillement de la nouvelle. Terrible nouvelle d'ailleurs que celle qu'elles apportent. Mots communs pour exprimer les émotions les plus fortes, phrases simples pour affirmer les plus fermes résolutions, elles disent tout : l'essentiel comme le dérisoire, la vérité ou le secret. Et le dernier petit moment de vie." (10)
En février 1942, juste avant son arrestation. |
Quand je lis cette dernière lettre écrite par Jacques Decour à ses parents, je suis touché par sa modestie et son courage. Elle révèle les qualités d'un homme qui affronte son destin avec le sens du devoir accompli et la conviction de n'être pas mort pour rien. Cette lettre a des élans panthéistes vertigineux, magnifiés par cette phrase bouleversante, qui me laisse sans voix :
"je me considère un peu comme une feuille qui tombe de l'arbre pour faire du terreau."(11)
Quelle sérénité face à la mort qui l'attend.
"Je ne pense pas que ma mort soit une catastrophe ; songez qu'en ce moment des milliers de soldats de tous les pays meurent chaque jour, entraînés dans un grand vent qui m'emporte aussi. " (12)
Une mort anonyme comme il y en a eu tant d'autres dans cette guerre effroyable. Une banale exécution, tant il est vrai que Jacques Decour n'a été, comme l'a si bien écrit Pierre Favre, " qu'un mort parmi d'autres, exécuté un matin de mai dans une trop longue suite d'aubes sanglantes." (13)
Kermite.
Notes :
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